Le bouleversement de la valeur famille.

Préambule

D’après les enquêtes, 57 % des Français pensent aujourd’hui que “la famille est le seul endroit où l’on se sente bien et détendu”, contre 70 % en 1979. Une érosion qui montre à la fois une stabilité de la famille, mais qui traduit aussi des évolutions.

Moyens de transport, routes et opportunités de carrière ont créé l’éloignement géographique. La 5éme semaine de congés payés, la diminution du temps de travail, et la démocratisation du sport ont eu pour conséquence qu’entre 1960 et aujourd’hui, le budget loisirs d’un ménage a été multiplié par 4 ! La révolution de 1968 a conduit à des changements profonds tels que la libération sexuelle, la remise en question de l’autorité et de la hiérarchie.

Le “modèle” familial n’est plus celui d’hier.

Caractéristiques de la famille contemporaine

François de Singly situe l’émergence de la famille dite contemporaine, par opposition à la famille traditionnelle, à la fin du xixe siècle. Il distingue deux périodes d’évolution de ce système familial : de 1900 à 1960, et de 1960 à nos jours. Trois traits principaux la différencient de la famille traditionnelle : la primauté de l’affectif dans la régulation des rapports familiaux, la baisse du nombre d’enfants par famille, et le mouvement progressif de l’individu vers son indépendance à l’égard de sa parenté.

Ces nouvelles caractéristiques se sont implantées dans les familles par un mouvement progressif et régulier. L’émergence du sentiment de l’enfance à partir de 1750, puis la reconnaissance progressive des distinctions existant entre enfant et adulte se sont ensuite associées à la nécessité de la « conservation de l’enfant », face à la croissance de la mortalité infantile. Les progrès de la médecine ont rendu obsolète le savoir des anciens. Les médecins ont sollicité les mères pour leur transmettre la base des nouveaux savoirs (période de « l’hygiénisme ») qu’elles se devaient d’appliquer dans leur famille. Celles-ci se sont senties valorisées par cette mission d’« auxiliaire médicale » et d’« éducatrice » au domicile 

La nécessité de prendre soin physiquement et médicalement de l’enfant a entraîné l’idée du besoin de prise en charge relationnelle. L’émergence de la psychanalyse avec Freud, initialement médecin, a coïncidé ou renforcé cette association physique-psychique.

Puis la place de la psychologie a fait émerger la notion de sujet indépendant du groupe. L’intimité familiale et l’amour dans le mariage en ont découlé. En gagnant de la reconnaissance de la part du milieu médical et de l’autonomie vis-à-vis de leur famille d’origine, les femmes se sont retrouvées beaucoup plus enfermées à leur domicile, cantonnées entre la bonne tenue d’un logement – certes bien plus confortable que ceux des générations précédentes –, l’éducation des enfants, l’investissement scolaire avec le suivi des devoirs, et la demande indirecte de l’État d’inciter le mari à rentrer au domicile aussitôt après le travail plutôt que d’aller dans des lieux publics. Sur le plan économique, l’urbanisation et l’industrialisation ont transformé la société en société salariale avec un travail beaucoup plus individuel et non plus familial. Sur le plan politique, l’État est alors devenu État providence de par les lois qu’il a promulguées concernant la Sécurité sociale, les retraites, les allocations familiales, qui ont pris particulièrement d’ampleur après la Seconde Guerre mondiale. Celles-ci ont facilité une indépendance économique à l’égard de la famille. En contrepartie, elles ont augmenté la dépendance des familles à l’égard de l’État. C’est dans ce contexte que l’idéal de l’individualisation a émergé et s’est amplifié.

Ces différents éléments ont conduit à la deuxième période, des années 1960 à nos jours. Ils sont une explication à la croissance de la demande individuelle menée par le féminisme. Ce combat s’est orienté vers un projet de travail des femmes à l’extérieur pour gagner en relations sociales, en reconnaissance et en indépendance financière. Il s’est progressivement transformé en dépendance à l’égard du pouvoir d’achat : combien de femmes aujourd’hui souhaiteraient ne pas travailler mais ne s’autorisent pas ce choix par crainte de ne pouvoir, avec un seul salaire, répondre aux exigences, aux sollicitations de cette société de biens marchands ? Cette seconde période a vu également apparaître la tension entre amour et mariage. Ce qui la caractérise, c’est donc l’émancipation de la femme, la logique du marché, la priorité de l’amour dans les relations conjugales, la revendication de l’indépendance individuelle et l’augmentation de l’importance du capital scolaire.

C’est son système de relation qui différencie la famille moderne de la famille traditionnelle. Ce système de relation s’est transformé progressivement dans l’ensemble de la société. Dans la famille traditionnelle, les individus étaient au service du groupe familial, lui-même au service de la société. Dans la famille moderne, c’est la famille qui est au service de chacun. Depuis la fin des années 1970, la famille moderne est traversée par de fortes tensions entre des principes, normes et intérêts contradictoires.

Qu’est-ce qui fait problème dans la famille d’aujourd’hui ?

Le premier paradoxe concerne la personnalisation et la socialisation.

C’est la critique essentielle de ses détracteurs, qui considèrent le processus d’individualisation comme étant asocial, risquant d’amener au délitement de la société. Or, cette critique est elle-même paradoxale car le devoir de devenir soi-même est social. Nous l’avons vu, cette évolution vers la personnalisation est une commande sociale, une évolution qui s’appuie d’abord sur l’évolution économique et qui a été confortée par la politique.
L’État a favorisé cette individualisation en promulguant des lois qui ont posé les bases de la famille moderne, comme nous le verrons. Néanmoins, la personnalisation ne se réalise pas au détriment de la recherche d’une inscription dans une lignée. Le modèle du choix du prénom est d’ailleurs un exemple : ce n’est certes plus la famille proche, parrain ou grand-parent, qui détermine le prénom, mais les parents eux-mêmes. Cependant, ceux-ci font souvent le choix d’un second, voire d’un troisième prénom qui correspondent à ceux des grands-parents ou parrain. De même, le repli sur la vie privée n’a pas ôté les distinctions de classes, il a transformé celles-ci en compétition sociale. Aux critères d’héritage et de lignée sont privilégiés les critères de niveaux de consommation ; l’enfant étant un repère central de la « valeur » de la famille contemporaine, principalement par ses tenues vestimentaires et ses résultats scolaires. La stratégie de reproduction est toujours à l’œuvre et compatible avec l’émergence des valeurs qui régissent la famille moderne. L’intériorisation du capital culturel (attitude corporelle, goût…) et les stratégies parentales en amont, sur le choix des espaces sociaux où leurs enfants font leurs rencontres, en sont les preuves les plus marquantes.

La deuxième tension porte sur la vie privée et la normalisation.

Le mariage par amour, un des premiers actes de l’individualisation occidentale, date du xxe siècle. Jusqu’en 1960, amour et mariage se renforcent. À partir de ce seuil, le mariage d’amour renvoie à la nécessité d’une relation satisfaisante sous peine d’une séparation des partenaires. C’est ainsi que la séparation s’inscrit dans le mariage amoureux. L’amour vient prendre la place de la tradition et de l’autorité, qui ont changé de forme. Le sentiment étant par essence individuel, il nécessite de la part de chacun de se créer les plans de sa propre vie. Le chemin n’est plus tracé, il est à faire. Les couples qui font le choix de ne pas s’officialiser restent « privés », tandis qu’à la naissance d’un enfant toute famille deviendrait publique – nécessité de la primauté de l’intérêt de l’enfant oblige.

Les normes familiales ont elles aussi changé à partie des années 1960. C’est l’État qui a bâti les plans de cette famille contemporaine. Au niveau juridique, il a renforcé l’indépendance de la femme par rapport à son mari, notamment avec le droit pour elle de travailler sans l’autorisation de celui-ci, sa capacité à ouvrir un compte bancaire, la loi sur la contraception, l’ivg, le divorce. Sur le plan économique, des mesures desserrent la dépendance à l’égard de la parenté et gèrent les effets négatifs de la séparation, avec la poursuite des lois sur la Sécurité sociale, les retraites, l’allocation pour les parents isolés. Au niveau politique, des mesures dessinent les frontières de l’individualisation des adultes en tant que parents, avec les médiations familiales, le contrôle de la bientraitance, l’apprentissage à être parents, l’ autorité parentale.

Pour ne pas rester réservée aux milieu favorisés, l’individualisation à nécessité cette intervention de l’État. Désormais, l’individu est moins soumis à des autorités extérieures qu’à une régulation personnelle, une intériorisation de plus en plus forte des contraintes sociales. Ces contraintes sont des normes dont nous n’avons pas conscience. Elles ne réclament pas une stricte obéissance, mais proposent un équilibre à atteindre. Elles nécessitent des spécialistes pour s’assurer de l’éducation mise en œuvre et une « formation continue » pour les parents. Le contrôle ne se réalise pas forcément par l’État ou ses représentants officiels, mais par des professionnels de la morale familiale. Les professionnels dévalorisent les parents, la plupart sans s’en rendre compte, pour les transformer. La notion d’intérêt de l’enfant, prétexte ou non, permet de justifier ces contrôles de la vie familiale, privée, en apprenant les nouvelles normes sociales.

Le troisième paradoxe est celui de la fragilité du lien présent et de la recherche d’ancrage dans le passé.

La fragilisation du lien conjugal n’est pas uniquement liée au lien amoureux. Certes, la durée du couple dépend de la satisfaction qu’apporte le conjoint. Mais d’autres éléments favorisent cette fragilité, bien qu’ils ne soient pas apparents. La globalisation, avec l’extension du monde virtuel qui remet les frontières et les territoires en question, la notion du possible et de l’impossible. Le renouvellement des objets de consommation à la base de la logique de marché s’oppose à la logique de durée, puisque plus rien ne se répare, tout se change. L’idée d’un mariage stable est relativement dévalorisée. Cette fragilité du lien n’exclut toutefois pas le besoin d’ancrage dans une filiation, qui apparaît comme particulièrement important. L’individualisation permet le choix de la lignée à laquelle on s’identifie et le pouvoir de décider personnellement de ce qui va être conservé ou non, tant sur le plan symbolique que matériel. L’usage de la parenté reste compatible avec le processus d’individualisation, mais il s’appuie sur le respect de l’autonomie de ses membres.

Construction de l’identité personnelle et reproduction sociale renvoient à un autre paradoxe avec lequel la famille moderne doit composer. La priorité dans les sociétés individualistes occidentales est de permettre à tout individu de vivre dans un environnement favorable pour le développement de son identité personnelle. L’écoute, le conseil, la critique, le soutien sont les moyens attendus tant des parents à l’égard de leurs enfants que des conjoints entre eux. C’est ce qui permet à l’individu de se sentir reconnu, sentiment important de la construction de l’individualisation. Mais l’équilibre entre l’autonomie de l’enfant, qui favorise cette construction, et la protection de l’enfant et la nécessité d’acquisitions qui la limitent est difficile à réaliser. L’éducation dans les familles contemporaines repose sur des principes et non des commandements précis, à l’exception de la règle du respect. Comme c’est à chaque couple parental d’inventer son propre « guide de bonnes manières », on pourrait penser que l’individualisation altérerait le processus de reproduction sociale au bénéfice de l’idéal de l’égalité des chances. Pourtant, il n’en est rien. Les stratégies parentales d’éducation restent relativement similaires à l’intérieur d’une même classe sociale. Mais l’équilibre entre l’exigence de l’investissement scolaire – qui est la stratégie primordiale dans le processus de reproduction sociale – et le temps à soi dans la famille – qui permet de construire son identité – est difficile à mettre en œuvre. De même, alors que les rapports interpersonnels sont plus égalitaires dans notre société, celle-ci, dans son ensemble, reproduit pourtant les inégalités sociales.

La tension sur laquelle nous clôturerons cet article concerne la construction d’un monde commun, à l’intérieur de la famille, et le processus d’individualisation.

Dans la société moderne, l’individu veut être indépendant et autonome tout en revendiquant des relations d’interdépendance dans la famille. Ces deux revendications sont-elles conciliables ? La sphère domestique reste par exemple en priorité à la charge de la femme. En contrepartie, celle-ci a le plus souvent le pouvoir de réglementer le monde commun familial. Les hommes vivent donc dans un monde commun familial construit et entretenu par les femmes. La conquête de la vie personnelle est de plus en plus légitime mais doit se limiter à ne pas mettre la vie familiale et conjugale en péril. La conciliation et le compromis sont de plus en plus présents et nécessaires dans le couple, puisque les décisions se partagent et se doivent d’être prises à deux.

Conclusion

La famille moderne s’est construite à partir d’un changement de principe et de valeurs de la société puisées dans les idées véhiculées au siècle des Lumières. Liberté, égalité en sont les maîtres-mots. De ces valeurs découle le processus d’individualisation. Ce processus n’a été possible que parce qu’il était soutenu par l’État démocratique. En reprenant chacune des tensions de cette famille contemporaine, nous tenterons de questionner les répercussions de celles-ci.

Le repli familial et conjugal a été incité par les politiques sociales, principalement dans le but de stopper les manifestations collectives qui, avec l’industrialisation et l’urbanisation, ont déstabilisé la vie politique de 1789 aux années 1960. Cette disqualification du lien collectif a renvoyé les individus et les familles à leurs propres solitudes, dans un monde en plein changement.

À cette privatisation de la vie privée s’est imposée une volonté de normalisation dès lors que l’enfant paraît, au nom du droit de celui-ci, mais en réalité certainement afin de permettre à la société de contrôler l’éducation dans la famille, sur laquelle elle n’avait plus de prise autrement.

La troisième tension amène l’individu à naviguer entre la fragilité du lien présent et le besoin d’ancrage dans le passé. Ces deux notions peuvent paraître paradoxales mais sont finalement compatibles, voire complémentaires. Un individu sans ancrage dans une société où le lien n’est pas indestructible peut glisser vers l’inexistence pour les autres et donc… pour lui.

Enfin, la difficulté à assumer son identité personnelle dans un cadre de reproduction sociale et la construction d’un monde commun en parallèle d’un processus d’individualisation tiennent en la nécessité d’intégrer les limites à ne pas dépasser. Mais ces limites ne sont pas posées puisque, au contraire, elles sont sans cesse repoussées : faire toujours plus, toujours mieux, toujours plus vite… Cela tant au domicile en tant que conjoint, parent, enfant, qu’au travail en tant que professionnel, collègue…

Le besoin de l’homme de vivre en société est toujours aussi présent. Sa plus grande dépendance à l’égard de l’État rappelle la nécessité des limites à poser à la construction personnelle afin que cette vie commune ne vienne pas annihiler la liberté obtenue. Cette indépendance amène aussi la nécessité du choix, qui peut être également source d’angoisse. Les détracteurs de la famille contemporaine, envahis par la crainte de la nouveauté et de l’inconnu, appellent au retour d’un ordre ancien, difficile mais rassurant parce que connu. Mais il ne correspond plus à la société telle qu’elle est aujourd’hui. Les autres s’attellent à trouver un chemin qui allie indépendance et lien social. Ce chemin peut-il se trouver hors de l’orientation sécuritaire et de contrôle qui semble régner aujourd’hui?