Les français détestent les riches
Comme un sentiment anti-riche dans l’air… Le 17 janvier, à l’occasion d’un rassemblement politique, Marine Tondelier, la secrétaire générale d’EELV, a déclaré vouloir « une France sans milliardaire », qualifiant les très aisés de « vampires ». Le lendemain, Philippe Martinez, le patron de la CGT, a suggéré aux électriciens et aux gaziers d’aller « voir les belles propriétés des milliardaires » pour leur « couper l’électricité ». Le 28 janvier, à l’occasion d’un rassemblement politique, Jean-Luc Mélenchon, figure tutélaire de la Nupes, a affirmé que « les riches sont responsables du malheur des pauvres ».
Cette inflation de déclaration anti-riches, surtout à gauche, n’a pas échappé à Olivier Galland, sociologue et auteur d’une note pour le site Telos. Dans un entretien au Point, le directeur de recherche au CNRS remonte jusqu’aux racines profondes de cette haine bien française.
Le Point : Il y a une inflation de déclarations anti-riches depuis que s’est ouvert le débat sur la réforme des retraites. Est-ce un réflexe typiquement français en politique ?
Olivier Galland : C’est une tendance très forte dans notre pays. Il y a en effet une avalanche de déclarations anti-riches. Jean-Luc Mélenchon a pris à partie Bernard Arnault, le PDG de LVMH, le traitant de « parasite ». Manuel Bompard, député et coordinateur de LFI, a déclaré qu’être milliardaire en France est « immoral ». Ces sorties médiatiques montrent bien que la richesse – en tant que telle – est dénoncée comme quelque chose d’immoral par une partie de la classe politique.
Existe-t-il une haine des riches, profondément ancrée, dans la population française ?
Il y a en France une vindicte particulière à l’égard des plus riches. Certaines figures, comme Patrick Pouyanné, le PDG de TotalEnergies, sont des personnages assez unanimement détestés dans la population.
Quelles sont les racines profondes de cette détestation ?
C’est une très vieille histoire qui remonte à l’origine du catholicisme, il y a plus de 2 000 ans. Dans l’Évangile de Matthieu, Jésus dit à ses disciples : « Nul ne peut servir deux maîtres : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et Mammon. » Par « Mammon », il faut comprendre la richesse matérielle, l’argent.
Toutes les activités marchandes étaient suspectées et jugées immorales.
Le Moyen Âge a aussi laissé sa part d’héritage. À cette époque, longue de plusieurs siècles, les sociétés françaises étaient profondément religieuses et l’Église, qui dominait le royaume des idées, condamnait fermement l’« usure », le fait de recevoir de l’argent en sus d’une somme prêtée. S’enrichir sans travailler était considéré comme immoral et injuste.
Cela l’était d’autant plus que ces prêts permettaient de gagner de l’argent grâce au temps. Or, le temps était considéré comme un privilège divin dont les hommes ne peuvent se prévaloir. Mais bien plus que l’usure, toutes les activités marchandes, à la base du développement du capitalisme d’aujourd’hui, étaient suspectées et jugées immorales.
Notre société est aujourd’hui sécularisée. La morale catholique explique-t-elle encore tout ?
En France, deux autres effets expliquent cette détestation des riches. D’abord, la culture jacobine issue de la Révolution de 1789. De pécheur, le riche devient donc un ennemi politique. C’est un tournant ! On se souvient de la chanson révolutionnaire « Ah ! ça ira », qui se poursuit par « les aristocrates à la lanterne », c’est-à-dire à la pendaison pour eux et, par extension, pour tous les puissants.
Par la suite, le marxisme a eu une grande influence sur la vie des idées, la vie intellectuelle et la vie sociale de notre pays. Il a, je crois, recyclé la détestation des riches issue de l’Église catholique via l’exaltation de la valeur travail, considérée comme le seul moyen de créer de la richesse. Et surtout via la condamnation des capitalistes, accusés de gagner de l’argent sans travailler, et donc de voler le travail des ouvriers.
L’influence marxiste explique-t-elle que les déclarations anti-riches viennent de la gauche ?
Cela joue un très grand rôle. Mais il y a quelque chose de plus frappant. Ces déclarations de la gauche – ou plutôt de l’extrême gauche – ne se fondent pas sur une analyse économique, mais sur une analyse moralisatrice. Cette conception s’éloigne du marxisme et rappelle véritablement la condamnation morale de la richesse par l’Église
À l’affirmation de Jean-Luc Mélenchon « oui, les riches sont responsables du malheur des pauvres », que répond le sociologue ?
Non, les riches ne sont pas responsables du malheur des pauvres, même s’ils peuvent y avoir contribué comme au XIXe siècle, période de plein essor du capitalisme. Il y avait effectivement une exploitation des travailleurs les plus pauvres et les conflits de classe étaient très violents. Mais nous ne sommes plus au XIXe siècle ! Nous sommes au XXIe siècle et la redistribution des richesses atténue fortement la pauvreté dans notre pays. Ainsi, punir les riches ne servira pas à grand-chose. Ce n’est que par l’éducation que les pauvres vont accroître leurs chances de sortir de la pauvreté
Une France sans milliardaire ne résoudra donc rien…
Non, bien au contraire. Les milliardaires créent des entreprises, souvent florissantes. Certes, ils en tirent un fort bénéfice personnel, mais ils font aussi rayonner le prestige de l’économie française. Ils créent beaucoup d’emplois, rapportent des devises à la France à travers le commerce extérieur. Ils contribuent à la prospérité du pays. Supprimer les milliardaires, c’est faire fuir les capitalistes. Sans capitaliste, il n’y a pas de capitalisme. Et sans capitalisme, la pauvreté risque de s’accroître.
Observe-t-on pareille détestation des riches chez nos voisins européens ?
Il faudrait étudier les sociétés sud-européennes de grande tradition catholique comme l’Italie, l’Espagne et le Portugal. Je ne l’ai pas fait, donc je ne sais pas vous le dire. En revanche, cette détestation des plus riches est beaucoup plus faible dans les pays de culture protestante, comme en Suède ou au Danemark.
Dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Max Weber a montré que, face à la peur d’être damné, le protestantisme a théorisé l’idée que la réussite matérielle peut être le signe de l’élection divine et que la gloire de dieu peut être manifestée par la réussite collective de la communauté chrétienne. Cette vision a instauré un rapport très différent au succès économique et matériel.
Une société qui déteste à ce point les riches est-elle une société malade ?
C’est une société schizophrène. Elle est à la fois très avide de voir son niveau de vie s’améliorer. Et, en même temps, elle a un rapport très critique à l’égard de la réussite économique des entreprises qui contribuent à la richesse collective.
Jean-Philippe Mallé : « Sans reconquête de notre souveraineté, l’effondrement de la France se poursuivra »
Dans cette déréliction du politique et de l’État, il apparaît que le plus émouvant est ceci : comme souvent dans les périodes délicates de l’histoire de France, ce sont les Français les plus modestes, les Français ordinaires, ceux de la « common decency » chère à Orwell qui marquent les premiers leur attachement à la patrie, à la souveraineté populaire et nationale.
Dans cette déréliction du politique et de l’État, il apparaît que le plus émouvant est ceci : comme souvent dans les périodes délicates de l’histoire de France, ce sont les Français les plus modestes, les Français ordinaires, ceux de la « common decency » chère à Orwell qui marquent les premiers leur attachement à la patrie, à la souveraineté populaire et nationale.
Les violences et destructions qui viennent de se produire un peu partout en France sont une étape supplémentaire dans l’effondrement continu de notre pays depuis quarante ans. Et ce, dans quasiment tous les domaines, qu’il s’agisse de la désindustrialisation massive, la dégradation des services publics, l’immigration hors de contrôle à l’entrée du territoire national et à sa sortie ou encore la paupérisation d’une large partie des classes moyennes avec le cas emblématique des enseignants.
À cela s’ajoutent la gabegie des finances publiques et les politiques erratiques du nucléaire, à rebours des fondamentaux posés dans les années 1960 et 1970. Sur l’incurie dont l’énergie nucléaire a été l’objet, tout a été dit par les meilleurs spécialistes et par un récent rapport de l’Assemblée nationale. Enfin, le plus terrible est illustré par ce que nous venons de vivre : l’éclatement de notre nation en communautés et tribus séparées, décrit par de nombreuses études : de La France périphérique (Christophe Guilly), à L’Archipel français (Jérôme Fourquet), en passant par L’insécurité culturelle (Laurent Bouvet) ou Les Territoires perdus de la République et ceux « conquis par l’islamisme » (Bernard Rougier), sans oublier, très récemment, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Stéphane Rozès), tous les diagnostics ont été posés.
Le déclin du pays : une réalité
Ce naufrage de la France, mesuré par des indicateurs précis, est d’abord la conséquence de tous les renoncements au sommet de l’État, pratiqués depuis quatre décennies par la droite comme par la gauche. Avec, en bruit de fond, la psalmodie des fameuses « valeurs de la République », toujours amputées de leur corollaire qu’est la citoyenneté, laquelle implique des droits et des devoirs. L’incapacité de nos gouvernants à incarner la communauté nationale, à faire corps avec son histoire, à lui proposer un chemin respectueux de ses aspirations, a fait le lit de tous ceux pour lesquels l’État-nation est un obstacle à la « mondialisation heureuse » et à la déconstruction permanente.
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D’une part, outre la suprématie affirmée du droit européen sur notre droit national, les coups de boutoirs donnés à plusieurs fleurons de notre industrie ont été menés sous la bannière étoilée de l’Union européenne et ce, au titre du dogme intangible de la concurrence libre et non faussée. D’autre part, le gauchisme culturel, en vogue dans le showbiz et dans les « élites » politiques et médiatiques depuis la fin des chimères socialistes et communistes, impose une nouvelle doxa venue des campus américains : l’extension illimitée des droits des individus et des minorités actives. Aujourd’hui, cette rencontre planétaire du néolibéralisme et du gauchisme culturel est accomplie dans la sphère occidentale : le déploiement du marché à tous les domaines de la vie, y compris au corps humain, est indissolublement lié à l’accomplissement, sans limites, de tous les désirs revendiqués de l’individu.
On ne peut comprendre la dynamique de la culture woke si on ne voit pas qu’elle est le produit de cette rencontre. Pour parvenir à ce résultat en France, il fallait rompre, radicalement, avec l’histoire de notre nation qui s’est constituée par la centralité et la primauté du politique, l’État y ayant, depuis son origine, joué un rôle majeur et prépondérant. Trente ans après le traité de Maastricht, il apparaît que Philippe Séguin avait vu juste : dans la nuit du 5 mai 1992, à l’Assemblée nationale, avec un discours qui fait date dans l’histoire du Parlement, il avait analysé avec méthode la perte de notre souveraineté nationale contenue dans ce traité, expliquant que dans l’Histoire de France, 1992 constituait littéralement l’anti-1789.
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L’histoire lui a donné raison : la souveraineté populaire et nationale n’est pas un concept juridique abstrait pour dissertation en faculté de droit : elle est la condition sine qua non de l’exercice du politique et de la démocratie, la capacité donnée à la nation de prendre les décisions qui la concernent et donc de maîtriser son destin. Et personne n’oublie le référendum sur le traité constitutionnel européen de 2005, rejeté par une nette majorité de Français mais approuvé par le consortium UMP/PS réuni au Parlement à l’initiative commune de Nicolas Sarkozy et François Hollande.
Continuer la France
Nos compatriotes, en nombre toujours plus nombreux, comprennent bien qu’il n’y aura aucune cohésion sociale envisageable sans une souveraineté populaire et nationale retrouvée. Et qu’entre le modèle communautaire importé des États-Unis d’Amérique et le modèle historique de la France, un choix doit désormais être fait. De ce point de vue, la réflexion d’Emmanuel Macron selon laquelle « il n’y a pas de culture française. Il y a une culture en France et elle est diverse » illustre bien le choix fait par une large partie de nos « élites » politiques et médiatiques.
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Pourtant, dans cette déréliction du politique et de l’État, il apparaît que le plus émouvant est ceci : comme souvent dans les périodes délicates de l’histoire de France, ce sont les Français les plus modestes, les Français ordinaires, ceux de la « common decency » chère à Orwell qui marquent les premiers leur attachement à la patrie, à la souveraineté populaire et nationale. Le général De Gaulle en a parlé tout au long de son parcours, dans plusieurs boutades dont celle-ci, adressée à Michel Debré au soir du référendum perdu, le 27 avril 1969 : « Eh bien voilà ! Nous avons battu les Allemands, nous avons écrasé Vichy, nous avons empêché les communistes de prendre le pouvoir et l’OAS de détruire la République. Mais nous n’avons pas pu apprendre à la bourgeoisie le sens national ». Si rien ne change en profondeur, si nous ne savons pas rétablir l’autorité du politique et de l’État, si nous ne savons pas continuer la France, c’est-à-dire reconquérir notre souveraineté populaire et nationale, alors l’effondrement en cours de notre pays se poursuivra inéluctablement. Il nous faut désormais Oser la France, partout en France.