Le matraquage des médias

Déas qu’ils ont un os à ronger, les médias nous inondent d' »informations » sur le sujet.

Chaque sujet chasse le précédent…

L’actualité récente montre un manque de recherche, de recoupement, et de sérieux, des grands médias. Dans le domaine économique. Dans le domaine scientifique. Partout.

Ce que les médias font à la justice
Le traitement médiatique de la justice en France révèle un renoncement démocratique à faire connaître et comprendre la justice. La culture de l’information-spectacle concourt à installer une forme de sous-représentation de la justice, où la distorsion du réel l’emporte sur les faits, et in fine, entretient une dépolitisation mortifère des enjeux judiciaires.

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Revue Délibérée

Revue de réflexion critique sur la justice, le(s) droit(s) et les libertés, animée par le Syndicat de la magistrature et coéditée par La Découverte. https://revue-deliberee.org

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce texte a été publié dans le numéro 9 de la revue, numéro spécial consacré à la thématique Justice & Médias, réalisé en partenariat avec Acrimed. Il a été co-rédidigé par Elsa Johnstone, Vincent Sizaire (magistrate et magistrat, membres du Syndicat de la magistrature et de la rédaction de Délibérée), Frédéric Lemaire et Blaise Magnin (membres d’Acrimed).

Acrimed est une association fondée en 1996 pour remplir les fonctions d’observatoire des médias. Elle réunit des journalistes et salarié.es des médias, des chercheurs et universitaires, des acteurs du mouvement social et des « usagers » des médias et cherche à mettre en commun savoirs professionnels, savoirs théoriques et savoirs militants au service d’une critique indépendante, radicale et intransigeante.

Les médias, par leur double souci de cultiver le pluralisme des idées et de dévoiler l’exercice du pouvoir, sont parfois glorieusement quali­fiés de quatrième pouvoir ou de chiens de garde de la démocratie , et placés ainsi sur le même plan que les institutions, gouvernementales, parlementaires et judiciaires. Malheureusement, il s’en faut de beaucoup pour que la contribution médiatique à la vie publique corresponde un tant soit peu à cette construction séduisante. En témoignent, par exemple, les travers bien connus de la couverture médiatique de l’actualité politique : personnalisation à outrance, omniprésence des petites phrases, complaisances voire connivences à l’égard des puissants, dépolitisation et spectacularisation des échéances électorales transformées en « course de petits chevaux ». On évoque cependant plus rarement ce que les mêmes travers médiatiques font à un autre « contre-pouvoir » : la justice.

Le traitement médiatique de la justice est pourtant problématique à plusieurs égards. Il souffre, d’abord, d’une déformation liée à une fuite en avant « informationnelle » où le spectacle en flux continu l’emporte toujours sur l’analyse patiente. C’est la dimension même de justice comme « contre-pouvoir » qui disparait à travers un tel traitement médiatique, produisant une méconnaissance totale des enjeux politiques qui sont pourtant au coeur de la vie juridique et judiciaire et donc démocratique.

LA TRAHISON DU RÉEL
Inutile de convaincre ici sur le rôle primordial des médias dans un régime démocratique. Rappelons toutefois qu’il leur appartient d’éclairer les questions d’intérêt général qui traversent le débat public et politique, et d’en rendre compte de manière pluraliste, indépendante et équitable. À ce titre, les questions ayant trait à la justice – qu’il s’agisse des décisions rendues au nom du peuple français ou de son fonctionnement – relèvent sans conteste de l’intérêt général, et doivent faire l’objet d’un traitement médiatique. Mais en tant qu’expression d’une exigence démocratique, ce traitement ne peut se limiter à une présentation superficielle tant elle doit permettre à chaque citoyen d’appréhender de façon suffisamment fine et complète les activités de la justice, ses différent·es protagonistes, son fonctionnement, ses difficultés, la légitimité des critiques qui lui sont faites… Or, le malaise dans le traitement médiatique de la justice commence à cet endroit précis : celui du renoncement à donner accès à la complexité des tenants et des aboutissants de l’activité judiciaire. Pourtant c’est bien dans les matières démocratiques les plus techniques que les médias ont les plus grandes responsabilités : sans eux, comment assurer une connaissance égale de ces enjeux ? Derrière chaque petite négligence de journaliste dans son oeuvre de décryptage, c’est en réalité le pouvoir des sachant·es qui s’en trouve renforcé.

Pourquoi cet abandon quasi généralisé de la vulgarisation du complexe dans le monde médiatique ? Une première réponse est incontestablement de nature économique. Appartenant à la fois au monde civique et au monde marchand 1, le travail médiatique est soumis à des contraintes multiples sur le plan financier (et temporel donc), l’économie des médias ayant un impact direct sur la rigueur journalistique. Au cours des dernières années, l’explosion des exigences de rentabilité et l’accélération du temps ont fait la part belle aux contenus insignifiants, rapidement « produits » – et consommés…– à l’info-buzz et autres formats courts et dématérialisés. Autant de tendances peu compatibles avec la culture du décryptage, de l’analyse approfondie, et du recoupement exigeant…Dans ce contexte, le traitement médiatique des sujets dits « techniques », l’analyse des politiques publiques et des institutions se trouvent complètement dégradés et la situation atteint un stade paroxystique en matière judiciaire, où le manque de culture juridique (quasi) totale des journalistes, et leur méconnaissance des enjeux procéduraux et institutionnels rendent encore plus visible l’absence de travail patient et approfondi…

À ces contraintes financières et temporelles qui génèrent un traitement dégradé, s’ajoute une épineuse question structurelle. En effet, en matière de justice, le travail journalistique est particulièrement dépendant des sources institutionnelles. Cette contrainte peut évidemment entrer en collision – voire en contradiction – avec le rôle d’éclairage du débat public, et notamment de l’activité de la justice.

Faute d’analyse patiente et de mise en contexte rigoureuse de l’activité judiciaire, se substitue alors bien trop souvent une mise en spectacle de la justice. Celle-ci n’est pas nouvelle, comme le rappelle Gérard Noiriel 2 à propos du journalisme à la fin du XIXème siècle : « L’art du récit, que Paul Ricoeur a appelé « la mise en intrigue », fut un moyen de traduire les réalités sociales et politiques dans un langage transformant les faits singuliers en généralités et les entités abstraites (comme les États, les partis politiques, les classes sociales, etc) en personnages s’agitant sur une scène. La structure des récits criminels qui impliquent toujours des victimes, des agresseurs et des justiciers, fut alors mobilisée pour familiariser le grand public avec la politique.» C’est sur ce modèle, que l’on pourrait qualifier « d’information spectacle », que furent traitées les catastrophes, les crimes, les procès, qui occupèrent une place de plus en plus importante dans l’actualité. Comme le notait déjà le chercheur Guy Pineau3 en 2003 : « Médias et justice entretiennent des relations complexes […] les journalistes télescopent souvent le cours de la justice, lent et ritualisé, antinomique des coups médiatiques recherchés par les rédactions pour faire de l’audimat.» La tendance ne s’est pas démentie jusqu’à aujourd’hui.

Par leur pouvoir d’agenda, de problématisation et de cadrage, les médias occultent ainsi certaines questions qui n’accèdent jamais au débat public, quand d’autres font l’objet d’un traitement quasi obsessionnel, sans qu’aucune logique proprement journalistique ne puisse justifier ces asymétries. De la même façon, en usant de la consécration ou de la stigmatisation, en choisissant les discours légitimes et ceux qui ne le sont pas, les médias installent des angles automatiques pour aborder telle ou telle question. Appliquée au traitement de la justice, cette situation conduit non seulement à une déformation de la justice pénale mais également à une invisibilisation d’autres questions de justice pourtant très sensibles, comme celles liées à l’organisation judiciaire ou encore de façon emblématique, les contentieux civil et administratif.

Le traitement de la justice pénale se caractérise ainsi par une asymétrie radicale des approches médiatiques des actes de délinquance, qu’ils se rapportent journalistiquement à la catégorie de « l’insécurité » ou qu’ils soit imputables aux cols blancs.

Pour commencer, l’on peut relever un déséquilibre quantitatif dans le traitement de ces questions. Une étude des journaux télévisés (JT) réalisée en 2012 par l’Institut National de l’Audio­visuel a permis de constater que cette année là, les « atteintes aux personnes », le « vandalisme » et les « bagarres collectives » représentaient plus de 60 % de l’ensemble des faits divers traités dans les JT, soit en moyenne près de trois sujets par jour relatant agressions, meurtres, enlèvements, viols, etc 4.

À la récurrence de ces sujets, s’ajoute une forme de systématisme du cadrage, concentré a priori sur le sort des victimes et la désignation plus ou moins explicite de catégories de coupables (« les bandes de jeunes des cités HLM »), concourant ainsi à une construction médiatique du problème de l’insécurité dont les implications sont d’une autre importance que la seule question de la hiérarchie ou de la qualité de l’information… Ces faits divers, loin de « faire diversion », quittent ainsi régulièrement cette rubrique pour s’inviter au coeur de l’actualité et du débat public, et faire l’agenda de la vie politique.

C’est peu dire que la délinquance en col blanc ne fait pas l’objet du même traitement : en matière de fraude fiscale, de corruption ou de violation des règles d’attribution des marchés publics, ni insistance, ni récurrence, ni focalisation sur les conséquences pour les victimes, ou désignation d’une catégorie de coupables ni même récupération par la classe politique !

La médiatisation des affaires politico-financières, se réduit trop souvent à un vaste spec­tacle où les éléments de langage – diffusés par des communicant·es rôdée·es – inondent le récit, foca­lisé sur telles circonstances particulières ou telles trajectoires personnelles des auteurs ou autrices, sans mettre en question les structures économiques et institutionnelles qui permettent et favorisent ces malversations ni même leurs conséquences. Pire, ce traitement médiatique sombre parfois dans l’inconséquence coupable en tournant en dérision les agissements des puissant·es qui s’affranchissent de la loi, dans une forme de « folklorisation » où les jeux de rôle et les tenues l’emportent sur le fond. À ce titre, le traitement médiatique des errements pénaux du couple Balkany apparaît malheureuse­ment symptomatique. Car derrière la mise en scène médiatique de la gouaille de l’une ou le cigare de l’autre, qui pour rappeler que le montant de telle fraude fiscale pourrait permettre de remettre sur pied tel service d’urgences hospitalières ou tel lycée professionnel ? Et surtout, qui pour décrypter les carences du droit pénal en matière économique et financière ?

Mais la déformation journalistique de la justice pénale ne se réduit pas à une asymétrie grossière entre le traitement de la délinquance des puissant·es et des illégalismes populaires. Elle invite d’une façon générale à une vision simpliste – et hautement dépolitisante – de la sécurité des biens et des personnes, stérilisant le débat public entre deux options irréconciliables : le trop (réputé «sécuritaire») ou le trop peu (réputé «laxiste») de répression. Cela revient à empêcher toute réflexion sur le sens et les objectifs de la justice pénale, qui ne sauraient se limiter à la recherche d’efficacité et au souci de prévention de la récidive, et à biaiser le débat nécessaire sur la surenchère sécuritaire autour des lois (anti-terroristes notamment – parfois utilisées bien au-delà du contexte terroriste, comme l’a révélé la convocation récente de journalistes par la DGSI 5).

Outre ce traitement déformé et déformant de la justice pénale, l’on ne peut que déplorer l’absence quasi-totale de la justice administrative dans l’espace médiatique, sauf regain d’intérêt ponctuel en lien avec le terrorisme et son lot d’assignations à résidence ou les arrêtés anti-burkini, autant de soubresauts du goût médiatique pour le spectaculaire… La justice administrative 6 est pourtant celle de la limite posée à la puissance publique dans ses relations aux citoyen·nes.

Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1
© Jean-Claude Bouvier
Mais ces problèmes médiatiques de focale sur la justice finissent par constituer une opération de tromperie du réel lorsque l’on aborde la situation de la justice civile : alors qu’elle constitue 80% de l’activité judiciaire en France, elle est complètement absente du champs médiatique. Cette justice civile, moins compatible avec le besoin d’incarnation et autres exigences de l’information spectacle, traite pourtant d’enjeux très sensibles comme la régula­tion des litiges familiaux, sociaux, économiques, etc. Jusqu’où l’État doit-il s’immiscer dans la vie des familles pour garantir l’intérêt des enfants ou des couples ? Et d’ailleurs, qu’est ce que l’intérêt de l’enfant ? Quelle protection juste des consommateurs et consommatrices ? Qu’est ce qu’une faute d’un·e salarié·e dans son exercice professionnel ? Comment réglementer la propriété intellectuelle ou le pouvoir des banques ? Quelle réparation pour telle personne accidentée de la route ? En dépit de leur importance dans la vie sociale, ces notions juridiques qui sont le quotidien de la justice civile n’intéressent guère le monde médiatique. Pourquoi une telle invisibilisation ? Laurence Blisson, en 2015 proposait une clef d’explication : « Cette justice quotidienne, sans fard ni ténor, est aussi – à bien des égards quoi que non exclusivement – la justice des précaires. Un cénacle où se révèlent la misère, les inégalités, l’injustice sociale, terrain de combats collec­tifs parfois, mais bien souvent de défenses isolées voire absentes d’hommes et de femmes sur lesquelles l’infor­mation jette un voile pudique. Représenter cette justice civile et sociale, ce serait mettre à jour ce qui nourrit, ou pourrait nourrir, les luttes : les visages de l’injustice sociale et de la précarité, et les effets de la loi, moins souvent expression d’une volonté générale abstraite qu’outil concret de reproduction d’un ordre social inégalitaire. »7

Ainsi, les contraintes médiatiques conduisent à présenter la justice comme un théâtre « où se joue le combat de la société – réduite à une « opinion publique » largement fantasmée et mise en scène – contre le criminel » 8, et non comme une institution où s’exercent des droits ; encore moins comme un lieu de production et de reproduction de rapports sociaux par le droit. La mise en spectacle médiatique, obsédée par le besoin d’incarnation et de simplification, présente la justice comme une arène aux règles illisibles où sévissent des personnages pittoresques et ne met pas les citoyen·nes en position de pouvoir se saisir de la justice et du droit, pour ce qu’ils sont, c’est à dire des outils politiques. Et c’est la dimension même de la justice comme « contre-pouvoir » qui disparait à travers un tel traitement médiatique, produisant une méconnaissance totale des enjeux politiques qui sont pourtant au coeur de la vie juridique et judiciaire et donc démocratique.

L’OUBLI DU POLITIQUE
Ce traitement singulier de l’activité judiciaire contribue, plus largement, à une dépolitisation du droit dans le débat public. Réduit à une succession de faits-divers et autres « scandales », il met en scène un·e juge qui, comme au bon vieux temps des Parlements de l’ancien régime, semble avoir toute latitude pour trancher le litige qui lui est soumis, sans règles particulières à respecter et faire respecter. C’est ainsi que la médiatisation dominante conduit paradoxalement à escamoter du débat public la fonction juridictionnelle de l’institution, c’est-à-dire, au sens propre, la mission de dire le droit – qui est censé être l’émanation de la volonté générale – pour l’appliquer aux faits en cause. Cet escamotage a notamment pour conséquence de nourrir la sempiternelle ritournelle médiatique du « gouvernement des juges » dès lors qu’est mis·e en cause un·e politicien·ne d’un certain rang quand la question qui devrait alors être posée est celle de la capacité de l’institution judiciaire à faire réellement respecter l’égalité de tous et toutes devant la loi.

Mais il conduit également à occulter la place centrale qu’occupe la fonction juridictionnelle dans une société qui se veut démocratique. En démo­cratie, c’est la norme juridique – et elle seule – qui a vocation à réguler les conflits pouvant naître entre les individus pour, in fine, assurer une réelle et durable coexistence des libertés. Chaque citoyen·ne a dès lors le droit – pour ne pas le dire le devoir – de vérifier que la loi, mais également les conditions dans lesquelles elle est élaborée et appliquée, garantissent une telle coexistence. Or la façon dont le droit se donne à voir dans la plupart des médias est loin de nous assurer une telle information. Présenté le plus souvent de façon sinon erronée, du moins très approximative, il apparaît au mieux comme un savoir technique laissé aux spécialistes, au pire comme un savoir ésotérique abandonné au bon vouloir des juges. Certes, il existe bien quelques tentatives de vulgariser la connaissance juridique dans des domaines très spécifiques – en particulier en matière fiscale – mais la forme choisie, celle du guide pratique, ne permet guère de contrebalancer la dépolitisation qui sévit par ailleurs sur les antennes ou dans les colonnes des principaux médias. Il s’ensuit un traitement médiatique où la production législative est présentée de façon totalement déconnectée de sa finalité supposée dans une société qui se prétend démocratique. De la même façon que l’activité judiciaire y apparaît déliée de toute référence à la loi, les médias nous donnent à voir le gouvernement et le Parlement comme libres de modifier à leur guise – ou selon leur humeur – l’ordre juridique, quelle que soit l’orientation choisie. Et lorsque l’on évoque la contrariété de tel ou tel projet de loi avec une norme constitutionnelle ou européenne, c’est uniquement sous l’angle de la « contrainte ». Oubliant ainsi de rappeler à tous et toutes que notre République est fondée sur l’idée que « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme »9, de sorte que le respect de ces normes constitue avant tout la garantie pour les citoyen·nes que leurs représentant·es ne s’affranchissent pas du mandat qui leur est confié 10.

Cette entreprise de dépolitisation ne relève évidemment pas de la seule responsabilité des médias. Elle est d’abord le fait des pouvoirs publics. Alors que la possession d’une culture juridique est tout aussi nécessaire à l’exercice de sa citoyenneté que la possession d’une culture historique, l’enseignement du droit reste du domaine quasi-exclusif de l’enseignement supérieur, tandis que les dispositifs d’accès au droit reçoivent moins de 0,01% du budget de l’État. La dépolitisation du droit est également le fait des juristes eux-mêmes, en particulier à l’Université, où prévaut une conception de la règle de droit aseptisée et technicisée à l’extrême, au nom d’une impossible neutralité axiologique11 voire d’une certaine paresse intellectuelle.

Il n’en demeure pas moins que, si vraiment ils aspirent à être « les chiens de garde de la démocratie », les médias devraient s’attacher à présenter l’ordre juridique et l’institution judiciaire en liens avec leurs fonctions politiques, en commençant, par exemple, par traiter de cette anomalie qui veut qu’alors que nul n’est censé ignorer la loi, personne – ou si peu – ne la connaît vraiment. D’un point de vue démocratique, la misère du budget de la Justice constitue sans doute un « scandale » d’une portée autrement plus importante que tel ou tel faits divers qui provoquent par à coup des débauches d’énergie au sein des rédactions…. Mais surtout, cette sous-représentation de la justice dans les médias, en faisant naître des attentes mal positionnées des citoyen·nes, fige le droit dans un triste rôle d’hymne de l’ordre établi, et l’institution judiciaire dans celui d’un impossible contre-pouvoir, détournant le monde juridique de son formidable potentiel, celui de pouvoir devenir un levier puissant et pacifié de transformation sociale.

Le journal télévisé, un spectacle au quotidien, le spectacle du quotidien
2 Esquenazi Jean-Pierre, « Journal télévisé et production du pseudo-visible », Langage et société, n° (…)
3 Moeglin, Pierre, « Journal télévisé : enjeux scénographiques des nouveaux traitement de l’image », (…)
6Si, lorsqu’il est question d’étudier le journal télévisé, nombre d’analyses se concentrent sur le journal lui même, son fonctionnement et ses figures d’énonciation2, ou s’intéressent à ce que produisent les évolutions de la technique, posant la question de l’avenir du JT et de sa scénographie face au progrès technique3, assez peu se soucient précisément de la question du spectacle dans le journal télévisé lui-même. Une fois de plus, évidemment, se pose la question de savoir où commence et où finit le spectacle s’agissant d’information. La définition proposée par le Trésor de la Langue Française, connotée péjorativement, trace des frontières tout à fait acceptables : « Événement, phénomène, institution présenté, organisé de manière à agir comme un spectacle ». Information spectacle exemplifie cet usage, de même que protestation-spectacle ou l’État-spectacle.

Le monde comme spectacle
7Tant qu’elle sert à condamner le JT en général, l’expression info-spectacle n’a pas grand intérêt. En revanche, si l’on considère qu’elle désigne une volonté d’agir sur le spectacle autrement que par la simple monstration d’un fait, et plutôt par une sorte d’interprétation audiovisuelle, elle peut qualifier certaines pratiques aussi bien du côté de la production que du sujet filmé.

4 Jost, François, “ L’esprit et la lettre ”, Les Dossiers de l’audiovisuel n° 91, mai-juin, La télévi (…)
5 Jacques Siracusa, Le JT, machine à décrire, De Boeck- INA, Bruxelles-Paris, 2000, 304 pages.
6 Ibid., p. 158.
8Si le monde peut devenir un spectacle, c’est que la quintessence du regard journalistique sur le réel est l’exégèse symbolique4 ou l’allégorie5. L’image est un vaste continent sous lequel se cachent des mots, et le visible devient lisible dès qu’il est informé par le savoir journalistique : le monde, selon une tradition ancienne, serait un grand livre pour qui sait le lire ou, plutôt, dans le vocabulaire journalistique, le « décrypter ». Siracusa a bien montré les mécanismes professionnels de l’allégorie. C’est « une technique d’expression qui, au moyen d’éléments concrets particuliers, évoque des aspects plus généraux, c’est une sorte de langage dédoublé avec, d’un côté, la chose symbolisée (le contenu littéral, immédiat) et, de l’autre, le symbole (le contenu figuratif)6. »

7 Ibid., p. 209.
8 Ibid., p. 251.
9Dans cette transfiguration du réel, le monteur joue un rôle fondamental. D’une information trop austère (« trop chiante ») il peut donner une présentation « sexy », « qui a la pêche » ou « plus marrante »7. Cette interprétation, qui est la clé de l’allégorie, passe par plusieurs procédés. Le premier d’entre eux est le micro-trottoir dont la logique consiste à généraliser à partir de quelques cas concrets, soigneusement choisis en fonction de deux critères : l’un proprement journalistique, qui repose sur la conformité du montage à ce que le journaliste « avait prévu avant même le tournage », l’autre, de l’ordre de la « télégénie » (Philippe Marion) et de la logique spectaculaire, consistant à sélectionner les interviews moins en fonction du contenu que des « individus agréables à regarder ou présentant entre eux des contrastes visuels8 ».

9 Ibid., p. 260.
10Cette visualisation du propos du journaliste rédacteur est le lieu où se donnent à voir les représentations que le monteur se fait du monde. Un exemple frappant donné par Siracusa est celui de reportage sur un laboratoire mêlant sciences exactes et sciences humaines. Le rédacteur veut montrer un chercheur en sciences humaines qui réfléchit devant son ordinateur. Mais la monteuse juge que cela ne fait pas assez scientifique : elle préfère donc « un plan contenant une personne qui regarde dans un microscope accompagnée d’une autre en blouse blanche devant des échantillons9 ».

Se donner en spectacle
11Si le « démontage » des pratiques professionnelles est nécessaire pour montrer comment se construit l’info-spectacle, les chercheurs en sciences de l’information et de la communication ne se laissent pas guider par l’opposition manichéenne, qui voit dans les médias, à la manière d’Adorno et Horkheimer, une puissance maléfique qui asservit ou « abêtit » de « gentils » téléspectateurs. Dans la lignée de Patrick Champagne qui a montré que la médiatisation des événements avait transformé l’apparence des manifestations, les manifestants étant obligés de trouver des mises en scène originales pour frapper l’imagination des téléspectateurs, plusieurs travaux ont mis l’accent sur la façon dont les politiques comme les anonymes procèdent pour attirer l’attention des journalistes de la télévision.

10 Jost François, Muzet Denis, Le Télé-président. Essai sur un pouvoir médiatique, Paris, L’Aube, 2008 (…)
12Nicolas Sarkozy a été sans doute à cet égard le premier président de la République à organiser ses apparitions en fonction d’une place assignée aux journalistes, comme on le voit dans la célèbre photo le représentant à cheval face à une meute de photographes parqués dans une bétaillère. La communication de ce « télé-président10 » reposait entièrement sur l’idée que l’information télévisuelle articule toujours deux mondes : le monde visible, celui de l’image, accessible à n’importe quel téléspectateur, et le monde des symboles, bien plus secret, plus mystérieux, et qui n’apparaît qu’à ceux qui savent lire les phénomènes. Du coup, chacune de ses interventions publiques pouvait être transfigurée par le commentaire et prendre une profondeur inattendue.

11 Les Mises en scène visuelles de l’information, Paris, Armand Colin, p. 153 s.
13Cet usage de l’allégorie n’est toutefois pas l’apanage des politiques : bien des situations n’existeraient pas sans la caméra et relèvent donc de ce que Daniel Boorstin appelait un « pseudo-événement » et que Soulages nomme un « faire-événement »11. Il s’agit de ces événements qui sont quasiment organisés pour la télévision. Ce peut être une « programmation », comme le débarquement des Marines en Somalie programmé à l’heure des éditions de 20 heures, heure de New York » ou « l’affichage de la présence de l’instance journalistiques sur les lieux mêmes de l’événement ». À l’heure des chaînes d’information en continue, cet affichage s’est généralisé, qu’il s’agisse de la chronique de la mort annoncée de Mandela ou la naissance du « Royal Baby ».

12 Blog Comprendre la télé. Disponibilité et accès http://comprendrelatele.blog.lemonde.fr/2010/01/22/ (…)
14Parfois, il s’agit d’un peu plus que d’une présence passive. Lors de la catastrophe climatique qui a ravagé Haïti, on a vu des reporters de CNN se mettre en scène, à l’image du journaliste médical, Sanjay Gupta, qui s’est fait filmer en train de panser un enfant ou, même, de faire une opération. Au point qu’on a pu se demander « si cette façon de concevoir le journalisme ne ressemble pas à un immense « jeu de rôle en grandeur naturelle », où les journalistes sont au centre d’une histoire « dont vous pouvez être le héros »12 ».

15Mais les journalistes ne sont pas les seuls à fabriquer l’information. Dans bien des cas, des acteurs du réel se donnent en spectacle en organisant une action pour qu’elle soit prise par la caméra où font comme si celle-ci les avait surpris. Cas typique, celui de ces contribuables révoltés qui murent les ouvertures d’une perception. Tout cela relève du vaste champ de la « feintise » (Jost), qui consiste à faire prendre un événement préparé et mis en scène pour une image prise sur le vif.

Tout est-il spectacle ?
13 Jost, François, Les Médias et nous, Paris, Bréal, 2010, p. 40.
16La généralisation de l’attitude qui consiste à regarder le monde comme un spectacle (ou comme un théâtre, comme le proposait déjà Shakespeare) n’est évidemment pas sans poser de problèmes éthiques. « L’image de la mort est-elle une information comme les autres ? » se demande par exemple François Jost13. Les images de guerre comme celle des attentats soulèvent ce genre de questions. Lors des manifestations des citoyens, à Téhéran, contre les résultats truqués des élections présidentielles iraniennes, les journaux télévisés ont diffusé des images montrant une jeune femme s’écroulant sur le bitume. Des flots de sang s’écoulaient de son nez, au moment où elle tournait son regard vers celui qui la filmait. Deux hommes tentaient de juguler l’hémorragie, tandis qu’on entendait des hurlements incompréhensibles. Quelques secondes plus tard, un mince filet de sang s’écoulait de sa bouche. Elle était morte. De telles images soulèvent inévitablement un débat entre les zélateurs du droit à l’information, qui soutiennent qu’un tel plan doit circuler comme symbole de la répression, et ceux qui pensent qu’il faut privilégier les droits du « spectrum » (Barthes), c’est-à-dire de celui qui est dans l’image. Si, selon le mot de Rivette, dans certains cas, le traveling est une affaire de morale, la distance du journaliste aux victimes l’est tout autant et les chercheurs en sciences de l’information et de la communication doivent mettre au service de l’éthique les réflexions qu’ont pu apporter la sémiologie ou l’étude de la représentation. Il importe de jeter les bases d’une éthique des médias, qui justifie à elle seule les recherches menées depuis plusieurs décennies sur les images et les sons.

Débats, grands événements et autres lieux de l’information spectacle
17Par-delà l’information et son dispositif assez classique, d’autres lieux du discours télévisuel constituent un terrain pour des recherches sur la spectacularisation de l’information.

Le débat spectaculaire
14 Nel, Noël, Le débat télévisé, Paris, Armand Colin, 1990.
15 Nel, Noël, Le débat télévisé, Ibid, p. 129.
18On pense par exemple au débat télévisé, étudié par Noël Nel14 dans sa dimension spectaculaire et métadiscursive. Il y a l’idée de montrer, mais aussi d’expliciter la monstration. Dès lors, le débat télévisé, et particulièrement le débat politique conduit à « une mise en spectacle des corps et des discours15 », notamment parce qu’il appartient au domaine de la performance, qu’il est mis en scène comme un événement, et qu’il s’accompagne d’une dramatisation. Cette approche scientifique, qui permet de conceptualiser la spectacularisation du débat politique est aussi l’occasion d’une analyse de l’émission « L’heure de vérité », appréhendée à la fois comme un événement politique et spectaculaire. Pour Nel, c’est le dispositif scénographique qui sert de base à la dimension spectaculaire. Le studio est comparé à un ring, le public occupe une fonction signifiante, il fait partie du spectacle, et la réalisation contribue à accentuer la spectacularisation de ce type de programme. Ces travaux ne comportent pas de jugement critique mais mettent en œuvre des outils d’analyse pour éclairer le fonctionnement du débat télévisé comme spectacle.

16 Spies, Virginie, Télévision, presse people : les marchands de bonheur, Bruxelles, De Boeck, INA, 20 (…)
19Par ailleurs, les analyses du champ politique dépassent le lieu du télévisuel pour appréhender, de manière plus globale, la façon dont les politiciens eux-mêmes font de leur métier un spectacle médiatique qui les transforme en people. On observe par exemple, avec les outils de la sémiologie, comment des candidats en campagne ont utilisé et mis en scène leur vie privée comme des personnalités people, faisant la Une des magazines du même nom16. De telles analyses montrent comment une mise en scène de la célébrité et le succès des médias people ont contaminé le champ du politique.

17 Dakhlia, Jamil, « L’image en échos, formes et contenus du récité people », Réseaux n° 132 / Lavoisi (…)
20Ce que l’on constate dans ces différentes approches, c’est que les médias sont de plus en plus poreux et qu’aujourd’hui, certaines études sur la télévision posent également un regard sur les autres médias, les étudient de manière transversale. À l’heure où les récits passent d’un média à l’autre et où « l’esthétique people » a contaminé une grande partie de la presse, de plus en plus de travaux tiennent compte de l’aspect transmédiatique des récits17.

21Ce phénomène est accentué avec le succès de certains médias (comme la presse télé ou people), et le développement du web 2.0 et des pure players qui conduisent à produire des discours de plus en plus spectaculaires.

L’événement, un spectacle réflexif
18 Dayan Daniel, Katz Elihu, La télévision cérémonielle, Paris, PUF, coll. « La politique éclatée » 19 (…)
22Cependant, cette dimension spectaculaire des médias n’a pas attendu l’avènement du web pour faire l’objet d’une attention particulière. Par exemple, les cérémonies télévisées comme genre narratif sont des événements médiatiques qui, en permettant de sortir du quotidien de la programmation, témoignent d’une véritable mise en spectacle18.

19 Ibid, p. 101.
23Les analyses mettent l’accent sur la performance de la télévision et sur sa façon de recréer l’événement qui conduit, pour Dayan et Katz, à tirer le réel du côté du fictionnel. Il en est ainsi car, dans l’impossibilité de faire vraiment participer les téléspectateurs à la réalité de l’événement, la télévision doit faire appel à la spectacularisation. Il faut, pour les attirer et garder leur attention, isoler l’événement des autres informations, mettre le quotidien entre parenthèses, et construire un univers qui permettra au public d’être concentré sur lui19. L’événement télévisuel est alors tiré vers la fiction, et il est aussi la source d’un discours réflexif dans le sens où la télévision organise son discours autour de la performance qu’elle produit.

20 Soulage, François, « Du spectaculaire au séculaire », La télévision au miroir (2), Champs Visuels n (…)
24Le spectaculaire mène au spéculaire car la télévision, pour François Soulages, est une « machine à donner du spectacle20 ». Quel que soit le programme en question, l’auteur considère que la télévision privilégie la communication au détriment de l’information, et met la réalité en spectacle via le rôle prépondérant des animateurs. En ce sens, la télévision serait d’abord fascinée par elle même et se prendrait pour objet plus que la réalité extérieure.

21 Jost, François, Introduction à l’analyse de la télévision, Ellipses, coll. Infocom, 1999, p. 160.
22 Spies, Virginie, La télévision dans le miroir, L’Harmattan, coll. Audiovisuel et Communication, 200 (…)
23 Ibid., p. 311.
25Cette mise en spectacle qui passe une fois encore par la mise en abyme conduit la télévision à mettre en avant ses capacités de médiation. On pense au générique du journal de 20 heures de TF1 qui met en avant les capacités de la chaîne à décoder le monde21, et à une spectacularisation qui, au-delà de la mise en scène du média par lui-même, dévoile une anthropomorphisation des instances du discours22. Comme institution médiatique, la télévision est portée par des hommes qui sont mis en scène pour porter la dimension spectaculaire du média. Par ailleurs, des émissions proprement réflexives accentuent encore la capacité de la télévision à créer du spectacle à partir d’un discours tiré du monde réel. C’est le cas des Guignols de l’info de Canal + qui, tout en proférant de véritables informations sur le monde, produisent un discours réflexif ludique qui parodie le vrai journal télévisé en mettant en exergue les traits spectaculaires de l’information23. En l’espèce, c’est une chaîne, Canal +, qui s’exprime et qui met en avant une forme d’autodérision à propos des mises en scènes de l’information. La réflexivité télévisuelle peut être l’occasion pour les chaînes d’une réflexion sur les mises en scènes du réel.

24 Semprini, Andréa, Analyser la communication, L’Harmattan, coll. Champs Visuels, 1996, p. 157.
26Ainsi, qu’il s’agisse du débat, de l’événement ou d’autres lieux d’émergence du discours, les travaux sur la spectacularisation de l’information mettent en avant sa dimension réflexive. Le réel est tiré du côté du spectacle, comme si c’était inhérent au médium lui-même. Andréa Semprini en fait également le constat lorsque, analysant les bandes-annonces de CNN, il constate que l’information du monde est présentée comme « une aventure à l’état pur24 ». Ici, la réalité n’est pas tirée vers la fiction, elle est présentée comme étant plus passionnante que la fiction. Lorsque la télévision flirte avec le spectaculaire, la fiction est alors convoquée, comme pour mieux appréhender le discours télévisuel.

Peut-on faire confiance aux médias ? L’exercice de la démocratie suppose d’être informé. Mais comment trouver une information valable ? L’actualité récente montre un manque de recherche, de recoupement, et de sérieux, des grands médias. Dans le domaine économique. Dans le domaine scientifique.

Ainsi, dans le domaine économique, les médias martèlent que la dérégulation des marchés financiers est responsable de la crise actuelle. Or, le secteur financier est le secteur économique le plus réglementé au monde (cf. La politique économique avant et après la crise).

Aujourd’hui, c’est une étude anti-OGM qui défraie les médias, remontant jusqu’au gouvernement. Pourtant, le mode de diffusion de cette étude pose problème. Elle n’a été diffusée dans un premier temps qu’auprès de certains médias, la communauté scientifique ne pouvant, à ce moment, la consulter, et donc, éventuellement, la critiquer (cf. OGM : la science prétexte à show politico-médiatique ). Une attitude sérieuse aurait voulu que cette information sur la toxicité des OGM, provenant d’une seule étude, alors qu’il y en a eu de nombreuses, et publiée de cette façon, soit reprise avec d’extrêmes précautions. Ce qui n’a pas été le cas, l’étude, au mode de publication qui ressemble à du marketing, a fait les gros titres.

Les exemples de ce type sont faciles à trouver. Il en est de même sur l’histoire de la crise économique des années trente, sur le libéralisme, le réchauffement climatique. L’information est-elle manipulée ? Faut-il adopter les théories du complot ? Il est vrai qu’en fouillant le web on peut effectuer des recoupements, trouver la contradiction. Mais encore faut-il avoir le temps de le faire. Ou en avoir la volonté : on peut vouloir utiliser son temps libre à autre chose, c’est légitime, et souhaiter une information fiable et résumée, sans aller la chercher en fouillant le web.

Nous n’avons jamais eu autant de moyens d’information, mais l’information sérieuse est difficile à trouver. Nous sommes au temps de la com’, la communication, où le débat est proscrit. Il faut manipuler, faire peur, dénigrer, crier plus fort.

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