Les prétextes « historiques »

Colonialisme ! Voilà un bien vilain mot évocateur d’abus.

Esclavagisme! Voilà un bien vilain mot évocateur d’abus.

« Ces émeutes sont un revival fantasmatique d’une mini-guerre d’Algérie »

Les violences urbaines qui ont suivi la mort de Nahel, le 27 juin, ne s’expliquent pas seulement par les inégalités économiques et sociales. Le souvenir de la guerre d’Algérie travaille aussi en profondeur l’imaginaire des émeutiers. Une rémanence entretenue par le gouvernement d’Alger, qui se considère comme le « gardien moral » des immigrés et de leurs descendants

C’est la thèse de l’historien Pierre Vermeren, spécialiste du Maghreb, professeur à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et auteur du Déni français : notre histoire secrète des liaisons franco-arabes (Albin Michel, 2018). Entretien.

Le Point : D’après vous, les causes des émeutes ne sont pas seulement économiques et sociales, mais aussi historiques et culturelles. Pourquoi ?

Pierre Vermeren :L’économie est une cause structurelle. Nous avons renoncé à produire en désindustrialisant le pays. On a fait venir des travailleurs dont les enfants n’ont pas d’emploi. Plus question d’être ouvriers comme les parents : l’école, bien qu’elle n’arrive plus à exiger de tant d’élèves un bagage linguistique et scientifique minimal, continue de promettre une ascension sociale rapide ; les effets d’une sélection tardive par l’échec (chaque niveau scolaire repoussant l’échéance à l’année d’après) sont très humiliants, rendant difficile tout retour en arrière. Or, l’école ne promeut qu’une minorité. Que faire pour des millions d’individus ?

Mais les causes sont essentiellement historiques et culturelles, sinon les 1,5 million d’habitants franco-sino-vietnamiens seraient de la partie. Ces émeutes constituent le revival fantasmatique d’une mini-guerre d’Algérie : la lutte contre la « France coloniale » (sic) et ses forces de l’ordre. Les événements ont démarré pendant l’Aïd el-Kébir. En 2005, les émeutes avaient commencé en plein ramadan. La fête religieuse n’est pas la cause, mais l’occasion, d’une sur-mobilisation communautaire et identitaire. En Algérie ou en Irak, les grandes fêtes islamiques sont des occasions de réjouissances et de surviolences que la presse rapporte. Il y a eu aussi concomitance avec les vacances et la chaleur. Et l’enterrement à Nanterre de Nahel a été un second moment de communion islamique symbolique : « Allah y rahmo » – « Que Dieu le bénisse » – portaient les banderoles en arabe.

On distingue trois types d’actions : les pillages d’opportunité, les attaques contre les autorités et les dégradations des symboles de la République. Tous ont-ils été ciblés ? Des lieux de culte ? Des supermarchés halal ou des fast-foods, et lesquels ? Un long travail d’enquête est à mener, car les cibles désignent les intentions.

Cela suffit-il à faire de ces émeutes un « revival fantasmatique d’une mini-guerre d’Algérie » ?

Non, bien sûr, mais le soutien du président algérien, Abdelmadjid Tebboune, à « ses ressortissants », la présence de drapeaux algériens à la marche blanche, les accusations de racisme unilatéral des décoloniaux (nous serions toujours « en colonisation »), les diatribes de personnalités douteuses, y compris d’imams autoproclamés, puis d’Erdogan, qui accuse souvent la France de génocide en Algérie, tout cela crée une ambiance, quelques jours après la remise en place du couplet anti-français dans l’hymne algérien (« il te faut rendre des comptes ») et du voyage de Tebboune à Moscou. Les ranc?urs sont un bruit de fond qui se cristallise aussi avec l’intifada, les émeutes ethniques à l’anglo-saxonne ou la rage des ghettos américains. Le stock symbolique est riche. Notre spécificité est « l’inspiration » algérienne qui travaille les imaginaires.

Comment expliquer la persistance de cette ranc?ur franco-algérienne ?

À l’époque coloniale, les Algériens avaient la nationalité française sans la citoyenneté (jusqu’en 1958). Depuis les années 1980, on dit à leurs descendants en France qu’ils sont tous Français de plein droit, même s’ils sont privés des attributs sociaux, linguistiques ou culturels de cette condition. De fait, ces jeunes ne sont pas tous français. La France compte 5 à 6 millions d’étrangers. La nationalité n’est pas automatique (malgré l’abolition de la manifestation de la volonté en 1998), elle est soumise à des conditions de résidence, de naissance, à la nationalité des parents. A fortiori pour les mineurs nés à l’étranger de parents étrangers. En France, on a l’esprit de système. Après avoir interdit la citoyenneté aux Algériens colonisés (ce qui causa la guerre), on force leurs descendants en France à être Français, même sans consentement.

Or, l’Algérie ? et le raisonnement vaut pour le Maroc et la Turquie ? les considère comme des Algériens. Ingérences étrangères, résistance culturelle, culture islamique offensive, pathologie postcoloniale manipulée : tout se mélange. En France, la tonalité générale de l’immigration depuis 1962 est dominée par l’Algérie. C’est une question de nombre et d’histoire, d’ancienneté, de francophonie, de la force de son nationalisme, de la virulence de ses rapports avec la France, mais aussi une forme d’amour-haine et de dépendance. L’islam de France est en majorité algérien, et d’ailleurs piloté par Alger. Dans ce bain migratoire, le Maroc constitue une puissante minorité. Or, quand vous vivez au Maghreb, comme je l’ai longtemps fait, ou en regardant ses télévisions, vous voyez que l’imaginaire colonial est très présent. Il est repris en main ici par les islamistes, les indigénistes et l’extrême gauche?

L’Algérie a exprimé, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, son inquiétude quant à la sécurité de ses « ressortissants ». S’agit-il d’une démarche sincère ou d’une manière d’ajouter de l’huile sur le feu ?

Quand les caïds assassinent de jeunes Franco-Maghrébins, personne ne demande des comptes ; quand un policier, de façon dramatique, tue un hors-la-loi, il y a des jours d’émeutes. Or, l’État algérien se considère comme le gardien moral des immigrés face aux autorités françaises : Tebboune ne parle pas de « jeunes Français d’origine algérienne », mais de ses « ressortissants ». Chaque fois qu’une crise franco-algérienne a lieu, le pays d’origine s’implique. La France considère les descendants d’immigrés comme français, l’Algérie et le Maroc comme algériens et marocains, les imams comme des musulmans, les élites comme des victimes? Face à ces injonctions contradictoires permanentes, ils se sont bricolé une identité complexe. En France, beaucoup revendiquent leur appartenance à leur patrie d’origine ; là-bas, les mêmes sont vus comme des profiteurs, des voyous, et les élites n’ont pas de mots assez durs à leur encontre.

L’époque des deys (1671-1830)

Alger à la fin du xviie siècle.
De 1671 à 1689, les deys sont choisis par la taïfa des raïs (armateurs) et de 1689 à 1830 par l’odjaq, la milice des janissaires. Sur les trente deys qui se succèdent de 1671 à 1818, quatorze sont imposés par l’émeute après l’assassinat de leur prédécesseur. En 1711, le dixième dey, Ali Chaouch, refuse d’accueillir l’envoyé de Constantinople et obtient du sultan l’autonomie.

Vers le début du xixe siècle, la régence d’Alger subit plusieurs revers et signe alors des pactes et des traités de paix avec certains pays d’Europe et d’Amérique parmi ces traités : l’abolition de l’esclavage des chrétiens et leur remise en liberté

La relation entre la régence d’Alger et la France se dégrade à la fin des années 1820, ce qui provoque l’expédition française à Alger en 1830. Les structures de la régence disparaissent à Alger, Médéa et Oran (l’émir Abd el-Kader ne gouverne pas et ne combat pas pour le compte de l’Empire ottoman) ; puis Constantine est occupée en 1837 et le bey de Constantine, Ahmed Bey, finit par se rendre en 184857 sans s’être jamais allié à Abd el-Kader.

Fin de la Régence (1827-1830)
Articles connexes : Conquête de l’Algérie par la France, Expédition d’Alger (1830) et Convention franco-algérienne de 1830.

L’affaire de l’éventail.
L’affaire de l’éventail entre Hussein Dey et le consul français Pierre Deval, le 30 avril 1827, est le casus belli de la guerre déclarée par le royaume de France à la régence d’Alger, qui déclenche le blocus maritime d’Alger par la marine royale française en 1827 : au cours de cet incident diplomatique, le dey donne un coup d’éventail au consul, ce qui sert de prétexte à l’intervention française.

En juin 1827, le gouvernement français envoie deux missions à Alger, la première est chargée d’évacuer le consul Deval ainsi que tous les ressortissants français d’Alger, la seconde doit adresser un ultimatum au dey d’Alger75, qu’il refuse ; le blocus du port d’Alger est ainsi formé. Le 4 octobre 1827 quelques embarcations de l’escadre de la régence tentent de forcer le blocus. Elles sont détruites par la marine française79.

Bombardement d’Alger par mer le 3 juillet 1830. La Provence (à droite) montée par l’amiral Duperré participe à la manœuvre.
Les Troupes d’Afrique débarquent le 14 juin 1830 dans la presqu’île de Sidi Ferruch, située à 30 km de la ville d’Alger, afin de prendre à revers la forteresse d’Alger. Le combat de Sidi-Ferruch s’engage par les Français. Une seconde bataille a lieu le 19 juin dans la ville de Staoueli, aux abords de Sidi Ferruch et une troisième bataille se déroule à Sidi Khalef le 24 juin. La flotte française entreprend de bombarder la ville d’Alger en soutien des troupes débarquées. Les troupes françaises assiègent le fort de l’Empereur le 3 juillet 1830.

Combat aux portes d’Alger en 1830
Alger est prise le 5 juillet, après des combats difficiles. Le dey n’eut plus qu’à faire sauter son dispositif défensif à l’explosif (fort l’Empereur) et signer une reddition dans laquelle il s’efforça de sauvegarder les lois et coutumes de ses sujets. Charles X comptait d’ailleurs utiliser cette victoire pour renforcer sa légitimité de roi de France, à l’intérieur du pays, et faire plus facilement passer ses 4 ordonnances de Saint-Cloud. Le 7 juillet, ordre est donné d’évacuer la Casbah. Ce sera la première violation du traité de capitulation conclu deux jours auparavant seulement.

Après la capitulation, Hussein Dey s’embarque avec l’ensemble de sa famille pour Naples en Campanie, les Janissaires sont exclus de force80, pour l’Asie mineure. Le trésor du dey est saisi par les vainqueurs mais sera vite détourné. Une commission de gouvernement et un conseil municipal institués remplacent l’administration turque.

Sitôt Alger prise, l’autorité turque s’effondre dans les deux tiers du pays ; à l’exception du beylik de Constantine où Hadj Ahmed Bey continue la résistance avec l’aide des locaux81, mais menacé par divers mouvements de révoltes. Ce sont souvent les tribus les moins favorisées par le système qui furent promptes à se révolter, certaines se donnant même comme chefs des Bey el Amma : des beys du peuple82. L’historien Pierre Boyer y voit la conséquence des fortes tensions entre le pouvoir et les confréries maraboutiques, qui s’étaient manifestées par des révoltes apparemment matées à la veille de 1830 ; or, l’antagonisme avait été moins violent dans le Constantinois, où les confréries avaient connu un moindre développement83.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *