Des cultures incompatibles ?

Il y a autant de similitudes entre une république laïque et une société dont les régles sont basées sur un livre religieux, qu’entre un bipède mamifère et un molusque.

En tentant de « monter une mayonnaise » basée sur ces 2 composantes on se trouve face à un vrai problème.

De la Nouvelle-Zélande au Sri Lanka, la multiplication des heurts et agressions entre musulmans et non-musulmans ne cesse de confirmer que la montée effrayante des fanatismes et des obscurantismes semble être devenu le caractère prédominant de ce début du XXIe siècle. Dans ce cadre, les discussions sur le texte coranique et sa compatibilité avec les valeurs démocratiques n’en finissent plus – quitte, notamment, à réduire ce dernier à une lecture saoudo-wahhabite qui doit en grande partie son succès à son instrumentalisation par les États-Unis pour faire reculer l’influence socialiste et tiers-mondiste dans la région. Parallèlement, les thèses développées par Samuel Huntington sur Le Choc des civilisations (1996), qui reprennent notamment les enseignements formulés quelques décennies auparavant par l’historien Bernard Lewis, semblent encore avoir le vent en poupe. Si ces thèses ont depuis été réfutées par de nombreux chercheurs – dont Tzvetan Todorov (La peur des barbares, 2008), ou moi-même (La Nouvelle question d’Orient, 2017) –, il est particulièrement inquiétant, dans ce contexte de tensions interreligieuses, de voir un autre concept, celui de « valeurs judéo-chrétiennes », commencer à prospérer sous nos latitudes, c’est-à-dire hors du contexte géographique et historique dans lequel il s’est originellement développé.

Substitution sémantique

Forgée dans le courant du XIXe siècle, l’expression de « valeurs judéo-chrétiennes » n’est véritablement entrée dans le vocabulaire courant en Europe qu’au cours des dernières décennies. Elle est venue se substituer presque subrepticement aux racines gréco-romaines dont s’était réclamée le Vieux Continent depuis la Renaissance, vraisemblablement pour secouer le joug de l’Église romaine. Par la suite, les principes de la Révolution française de 1789 conduiront progressivement la plupart des États européens à abandonner les religions d’État qu’ils avaient institués quelques siècles auparavant. Dès lors, cette substitution sémantique récente des « valeurs judéo-chrétiennes » aux racines gréco-romaines, s’inscrit principalement dans les efforts destinés à sceller le passé d’oppression subi par les communautés juives européennes, culminant avec l’Holocauste nazi durant la Seconde Guerre mondiale. En évoquant des valeurs communes judéo-chrétiennes, les Européens veulent ainsi marquer la réconciliation définitive entre les deux monothéismes si longtemps ennemis.

Tout ceci est bien compréhensible si l’on est un Européen. Pour autant, il est particulièrement troublant d’entendre certains théologiens importer ce concept au Liban. Le regretté père Youakim Moubarac, homme de science et de paix, en évoquant l’évolution contemporaine du judaïsme, affirmait que celui-ci ne pouvait pas se résumer « à un titre de propriété foncière » sur la Palestine. Il ne manquait pas d’ajouter que si le catholicisme avait fait son mea culpa par rapport au judaïsme, amendé ses textes théologiques qui faisaient du peuple juif un « peuple déicide », la position du judaïsme sur le christianisme n’avait en revanche pas changé : aucune reconnaissance de la nature du Christ, au moins comme l’a fait l’islam – pour qui Jésus, dans le texte coranique, est un grand prophète sur qui a soufflé l’esprit de Dieu (sans parler de la sourate du Coran à la gloire de la Vierge Marie).

L’appui inconditionnel généralement donné par les nouveaux évangéliques protestants, dont la culture est largement basée sur l’Ancien Testament, à l’État d’Israël et sa politique de persécution des Palestiniens, est en revanche peu étonnant : les États-Unis eux-mêmes se sont vus comme disposant d’une nouvelle Terre promise sur laquelle ils n’ont pas hésité à pratiquer un génocide de la population indigène et donné à nombre de leurs villes le nom de celles de la Terre sainte originelle.

Chez les catholiques et les orthodoxes, il n’en est pas de même. Selon eux, le Christ par ses paroles révolutionnaires est venu briser et dépasser le carcan de l’Ancien Testament. Saint Paul, lui-même juif, viendra donner au christianisme naissant toute sa spécificité par rapport au judaïsme. Récemment, un très bel ouvrage de Frédéric Lenoir, Le Christ philosophe (2017), est même venu démontrer que les grands principes de la Révolution française sont eux-mêmes issus de la philosophie qui se dégage de l’enseignement du Christ. Ce dernier a en effet prêché la liberté (par rapport à la tradition ossifiée), la fraternité (contre toute forme de discrimination) et l’égalité entre tous les hommes.

Affirmer notre différence

Notre christianisme oriental se doit donc de conserver l’héritage christique dans sa pureté originelle. Nos théologiens n’ont guère besoin d’importer le concept de « valeurs judéo-chrétiennes », alors qu’en fait le christianisme s’est développé en se séparant du judaïsme et non en cheminant paisiblement avec lui. Certes, il n’est plus question, notamment depuis Vatican II (1962-1965), de maintenir l’antijudaïsme théologique qui a longtemps été celui de l’Église catholique romaine et bien sûr encore moins de l’antisémitisme raciste, tel qu’il s’est développé en Europe aux XIXe et XXe siècles. Mais ici, en Orient chrétien, terre des origines, quel besoin de suivre aveuglément les évolutions européennes ?

D’autant que, jusqu’à la création de l’État d’Israël et la spoliation des terres palestiniennes, les sujets juifs des différents entités musulmanes qui ont gouverné notre Moyen-Orient depuis le VIIIe siècle n’ont jamais été persécutés (à la différence des chrétiens orientaux, assimilés parfois à tort aux Européens dont ils partagent la foi).

Il faut donc garder raison dans ce domaine et affirmer notre différence avec le christianisme occidental. Nous sommes les représentants authentiques du christianisme oriental des origines et l’Église de Rome comprendra sûrement que nous ayons une vision et une expérience historique totalement différente de celle du christianisme occidental.

Par Georges CORM

Ancien ministre des Finances (1998-2000) et professeur à l’Institut des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph. Dernier ouvrage : « La nouvelle question d’Orient » (La Découverte, 2017).

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