Les lobbies

Les lobbies qui tiennent la France
L’Expansion a enquêté sur ces réseaux d’influence qui, de Paris à Bruxelles en passant par Washington, font et défont les décisions politiques. Plongée dans les arcanes du vrai pouvoir.
Palais-Bourbon. Loin d’être un sanctuaire, l’Assemblée est fréquentée avec assiduité par les représentants d’intérêts privés de toute sorte.
Palais-Bourbon. Loin d’être un sanctuaire, l’Assemblée est fréquentée avec assiduité par les représentants d’intérêts privés de toute sorte.
L’Express
Par Franck Dedieu et Béatrice Mathieu
Lutter contre les vieux ennemis de la paix – le monopole industriel et financier, la spéculation, la banque véreuse, l’esprit de clan. Ceux-là considèrent le pouvoir […] comme un simple appendice de leurs affaires privées. Jamais dans toute notre histoire ces forces n’ont été aussi unies contre un candidat, unanimes dans leur haine à mon endroit. Et leur haine me fait plaisir. » François Hollande en meeting, chauffé à blanc par des militants socialistes ? Non. Nicolas Sarkozy dans une figure de rhétorique électorale ? Toujours pas. L’auteur de ce discours prononcé au Madison Square Garden en octobre 1936 s’appelle Franklin Roosevelt, candidat sortant àla présidence des Etats-Unis.

Autres temps, autre verve. Autres moeurs, surtout : à l’ivresse rooseveltienne de défier tous les lobbys semble succéder aujourd’hui le besoin de les rassurer, l’obligation de composer avec eux. Sous surveillance – forcément négative -, le prochain président de la République, au seuil de lendemains redoutables, se prépare fébrilement à les rencontrer. Certains y verront la couardise d’une classe politique française désarmée. Peut-être. Mais ce sont surtout les lobbys qui se sont renforcés par rapport au passé. Plus nombreux, mieux organisés, plus riches aussi. Quelques chiffres suffisent à s’en convaincre : capitale européenne du lobbying, Bruxelles compte environ 30 000 lobbys, soit en moyenne 40 par député européen, et un pour deux fonctionnaires. En France, au registre légal de l’Assemblée nationale, ouvert en 2009 pour améliorer la transparence, figurent seulement 153 « pros » de l’influence. Chiffre officiel.
L’Assemblée largement ouverte aux « visiteurs »
Mais rien n’empêche les lobbys non inscrits d’aller frapper à la porte d’un député. Et ils se font rarement prier. Selon les pointages de l’association Regards citoyens, quelque 2 500 organisations professionnelles ou représentants d’intérêts privés se sont introduits à l’Assemblée pour faire entendre leurs voix en trois ans (2007-2010). Pour rédiger les rapports parlementaires, une douzaine d’auditions « extérieures » se tiennent en moyenne tous les jours dans un Palais-Bourbon assailli par les groupes de pression. Les plus écoutés, ou du moins les plus entendus, se recrutent logiquement parmi les groupes du CAC 40.
Selon une recension exclusive réalisée par Regards citoyens à la demande de L’Expansion, au top 5 de l’influence figurent ainsi EADS, EDF, Total, GDF Suez et Bouygues. « Ces entreprises agissent aussi par l’entremise d’associations professionnelles qui représentent 21 % des auditions », précise un des auteurs de l’étude, Tangui Morlier. Avec de bons succès à leur actif. Au cours de l’année passée, les boissons sucrées ont échappé in extremis à une surimposition, les cigarettiers, à une contribution sur leur chiffre d’affaires, et les banquiers, à une taxe Tobin digne de ce nom.
Le lobbying enseigné dans les grandes écoles
Mais ces victoires ont un prix. A Bruxelles, l’art de persuader les décideurs publics générerait chaque année environ 1 milliard d’euros de facturations diverses et variées, selon les estimations de l’ONG Corporate Europe. Et chez nous ? Rien n’oblige les entreprises à publier leurs dépenses en France… Mais pas aux Etats-Unis. Or, une vingtaine de fleurons industriels français déclarent dépenser à Washington, entre les lobbyistes maison, les lawyers de l’influence, les associations « diplomatiques », l’équivalent de 0,03 % de leur chiffre d’affaires. Une telle proportion, appliquée à l’ensemble du CAC 40 et à la totalité de son business, ferait monter le poste « dépenses de lobbying » à environ 400 millions d’euros. Une somme ! Mais le retour sur investissement en vaut la peine. Confirmé chiffres à l’appui par une étude de l’université du Kansas : les dépenses de lobbying engagées pour obtenir du Congrès les adoucissements fiscaux de l’American Jobs Creation Act (2004) affichent une rentabilité de 21 900 %. Autrement dit, 1 dollar déboursé en fait économiser 220. La profession a de beaux jours devant elle. Et elle le sait fort bien.
Même en pleine crise économique, elle se montre d’ailleurs de plus en plus décomplexée. Le métier, aux contours longtemps très flous, est aujourd’hui reconnu sur la place publique. Les spécialistes de l’influence ont même dégoté un titre honorifique dans les organigrammes : directeur des relations institutionnelles, ou responsable des affaires publiques. Et ils auront bientôt leurs prix, à l’instar des directeurs financiers ou des DRH. Le 5 juin prochain, l’institut Choiseul, un think tank spécialisé dans les questions de géoéconomie, organisera la première cérémonie de remise des prix des meilleurs lobbyistes de l’année. Comme aux César, un jeune plein de promesses sera même récompensé dans la catégorie meilleur espoir. « Il s’agit de reconnaître enfin le rôle social de ces nouveaux diplomates d’entreprise », affirme très sérieusement Pascal Lorot, le président de l’institut Choiseul. L’influence est donc en train de gagner ses galons de respectabilité. D’ailleurs, la matière est aujourd’hui enseignée dans de nombreuses grandes écoles, Sciences Po-Paris en tête. Et la carrière commence à faire rêver la future élite. Encore faut-il savoir la construire.
Des règles déontologiques peu dissuasives
La stratégie de l’essuie-glace est aujourd’hui la meilleure méthode pour devenir un lobbyiste chevronné – et bien rémunéré. Une technique qui consiste à alterner, sans aucune période de latence, de hautes responsabilités dans la fonction publique et des postes de gradé dans des cabinets d’influence, tout en continuant à suivre les mêmes dossiers. Les cabinets de lobbying héritent alors du savoir-faire de ces initiés et d’un accès privilégié à leurs contacts clés. A Bruxelles, la stratégie de l’essuie-glace est devenue un sport national. Corporate Europe a même créé un site Internet, baptisé Revolving Door’s Watch, qui scrute tous les cas de hauts fonctionnaires partis pointer dans le privé.
Dans la longue liste, plusieurs Français s’illustrent. Dernier exemple en date, Bruno Dethomas, porte-parole de la Commission sous la présidence Delors entre 1988 et 1995, et jusqu’en décembre 2010 chargé des relations avec les pays de l’Est non membres de l’Union (dont la Russie), a été embauché en mars 2011 – soit trois petits mois après son départ – par G + Europe, l’un des plus influents cabinets de lobbying européens. On comprend pourquoi : la Fédération de Russie et le géant Gazprom comptent parmi les plus gros clients du cabinet.
En France aussi, ces carrières « essuie-glace » se banalisent. En théorie, les règles encadrant le « pantouflage » ont été renforcées par la loi de 2009, qui élargit les pouvoirs de contrôle de la commission de déontologie. Dans la pratique, cette commission ferme les yeux sur la plupart des dossiers litigieux. Anne-Sophie Bordry, la nouvelle directrice des affaires publiques de Facebook, a navigué pendant des années de la Direction du développement des médias au ministère de la Culture à la direction des relations extérieures du groupe de presse gratuite Metro-France, puis au cabinet d’Eric Besson, au secrétariat à l’Economie numérique et enfin à celui de Nathalie Kosciusko-Morizet. Tout à son souci de participer à la moralisation de la vie politique française, l’Assemblée nationale a tout de même mis fin en début d’année à un petit manège qui durait depuis des lustres. Thierry Costes, célèbre acteur du lobby des chasseurs, était aussi l’assistant parlementaire – certes bénévole – du député UMP Jérôme Bignon, président du groupe d’études sur la chasse à l’Assemblée. Ce dernier a fait voter en mai 2011 une loi très favorable aux chasseurs, dont les contours n’étaient pas étrangers à Thierry Costes. Le bureau de l’Assemblée a finalement imposé au député chasseur de se séparer de son influent assistant parlementaire… prié d’exercer ses talents ailleurs.
Dans le privé, de tels carnets d’adresses se monnaient aisément. Dans une étude publiée en août 2010, trois économistes de la London School of Economics révèlent ainsi que le salaire d’un lobbyiste ayant auparavant exercé une fonction importante auprès d’un sénateur influent chutait quasi immédiatement de 24 % lorsque le sénateur en question quittait ses fonctions.
Des politiques rendus dépendants des experts
« Depuis le début de l’année, j’ai reçu des dizaines de CV de collaborateurs chaudement recommandés par des ministres. Sauf que, pour être un bon lobbyiste, le carnet d’adresses ne suffit plus », tempère le vieux routard de l’influence Paul Boury, président et fondateur de Boury & Associés, un cabinet qui a pignon sur rue à Paris.
En ces temps de crise systémique où le parlementaire est sommé de voter dans l’urgence, rien de mieux pour légiférer qu’une étude chiffrée, documentée, une sorte d’aide-mémoire. « La complexité des enjeux rend les politiques très dépendants des études réalisées par ces fameux experts et think tanks indépendants », analyse Martin Pigeon, chercheur à Corporate Europe. Au sein du club des experts savants, les économistes sont particulièrement courtisés. « Ce qui est stratégique, aujourd’hui, c’est de montrer les effets en termes d’activité et d’emploi », explique Fabrice Fages, avocat chez Latham & Watkins. Une telle étude peut coûter entre 30 000 et 50 000 euros. Récemment, le cabinet d’audit PricewaterhouseCoopers a commandé à deux économistes de renom, Bertrand Jacquillat, professeur à Sciences Po-Paris, et Olivier Pastré, professeur à Paris VIII, un rapport sur les conséquences des préconisations de la Commission européenne sur l’évolution du métier d’audit. On peut y lire : « L’idée d’une rotation obligatoire des auditeurs, séduisante a priori, présente quatre limites, [notamment celle] d’accroître la concentration de l’industrie de l’audit. » Des arguments repris quasiment tels quels par PricewaterhouseCoopers dans une note écrite en mars 2012 et qui devraient servir de base aux prochaines négociations avec Bruxelles.
A l’Elysée aussi, les dossiers s’entassent déjà sur le bureau du président. Selon les scrupuleux calculs de Guillaume Courty, professeur à Sciences Po-Lille, quelque 240 interpellations publiques ont été envoyées à chacun des principaux candidats par les groupes de pression. Trop forts, ces lobbys. Ils vont plus vite que l’élection…*

Les lobbies en France, une entorse à la démocratie en l’absence de transparence
Paris – En jetant l’éponge après 15 mois au gouvernement, Nicolas Hulot a mis en cause le poids des lobbies, dont l’influence bien réelle en France peut être une entorse à la démocratie si elle demeure dans l’ombre, avertissent des spécialistes.
C’est l' »élément qui a achevé de me convaincre », a expliqué Nicolas Hulot mardi: la présence, lundi lors d’une réunion à l’Elysée sur la chasse, d’un lobbyiste « qui n’était pas invité », Thierry Coste, conseiller politique de la Fédération nationale des chasseurs (FNC). « C’est un problème de démocratie. Qui a le pouvoir? Qui gouverne? ».
Fin mai, le poids des lobbies avait déjà été pointé du doigt, à propos de la loi agriculture, lorsque l’ex-ministre socialiste de l’Écologie, Delphine Batho, avait accusé un lobby d’avoir pu consulter son amendement sur l’interdiction du glyphosate plusieurs jours avant les députés.
Longtemps, le sujet est demeuré tabou en France, selon Cornelia Woll, professeure à Sciences Po, spécialiste des lobbies. Dans l’hexagone, « on a cette conception que la politique éclairée ne devrait pas être pervertie » par des groupes, analyse-t-elle pour l’AFP.
Pour autant, poursuit la chercheuse, « est-ce que les chasseurs doivent avoir une chaise à la table? Oui. Mais dans la ême mesure que les autres groupes ».
Or, soutient Benjamin Sourice, de l’ONG anti-corruption VoxPublic et auteur d’un « Plaidoyer pour un contre-lobbying citoyen » (éd. Mayer), il y a un déséquilibre: « Aujourd’hui la société civile, même organisée en associations, a des difficultés d’accès aux décideurs et trouve des portes fermées là où certains lobbyistes comme Coste ont des accès sans limites. »
Thierry Coste racontait récemment sur France Inter: « Mon métier c’est d’abord de faire beaucoup d’investigation, je suis un spécialiste du renseignement, j’en cherche aussi dans les groupes de pression opposés, que j’infiltre – associations de consommateurs, ONG environnementales, syndicats… »
Taclant « certaines personnes qui ont oublié qu’on faisait un métier de prestation de service », Clément Leonarduzzi, président de l’agence de relations publiques Publicis Consultants, relativise pourtant. La loi Sapin II de 2016 et la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique « permettent d’encadrer la profession: quand vous demandez un rendez-vous à un député, il doit être déclaré, vous devez expliquer qui vous avez vu, et pourquoi ».

  • « Lobby transparent » –
    Jacques Chanut, président de la Fédération française du bâtiment (FFB), assume, lui, son influence sur les sujets de rénovation énergétique: « Une fédération professionnelle, elle sent mieux que personne le ressenti des entrepreneurs sur un sujet. »
    « C’est surtout un problème quand les lobbyistes cherchent à bloquer un progrès pour maintenir un avantage concurrentiel », note Benjamin Sourice.
    « On ferait mieux de s’interroger sur l’absence de courage et de conviction des politiques, il ne faut pas croire que ce sont les lobbies qui décident », fait valoir de son côté Alain Bazot, président de l’association de défense du consommateur UFC-Que Choisir.
    Se revendiquant « lobby transparent » à l’origine « d’études sérieuses publiées et soumises à la critique de tous pour dénoncer des dysfonctionnements de marchés », l’UFC-Que Choisir se trouve confronté à des lobbies professionnels très puissants, dotés de moyens financiers importants. Parmi ceux-ci, les lobbies des secteurs chimique, agro-alimentaire, bancaire mais aussi le Medef comptent parmi les plus influents auprès de l’exécutif, estime M.Bazot.
    Benjamin Sourice prône la transparence, opposant « le travail toujours public des associations » et « le lobbying privé, en coulisses, dont on ne sait pas exactement les réclamations ».
    Une règlementation efficace est d’autant plus difficile à concevoir qu' »en France, le lobbying ce n’est pas la mallette d’argent, mais les liens interpersonnels, la connivence entre ceux qui ont été à l’école ensemble », souligne Cornelia Woll.
    « C’est la structure de l’élite française, il est assez facile de passer du public au privé, de travailler dans un cabinet, puis d’être précieux pour une entreprise car on a des contacts politiques », ajoute-t-elle.
    Le gouvernement actuel compte d’ailleurs d’anciens lobbyistes. Le Premier ministre, Edouard Philippe, assume avoir été directeur des relations publiques d’Areva, tandis que le porte-parole du gouvernement, Benjamin Griveaux, avait un poste similaire chez le géant de l’immobilier commercial Unibail-Rodamco.