TRIBUNE – La mort du jeune Nahel mardi dernier a embrasé plusieurs banlieues, mettant en lumière l’échec de la politique de la ville. Henry Buzy-Cazaux, le président fondateur de l’Institut du Management des Services Immobiliers, explique comment plusieurs solutions à la crise ont été délibérément mise de côté au cours de ces dernières années.
On se gardera des raccourcis, des facilités de l’esprit. Un jeune homme est mort et à sa mémoire, on doit la dignité de ne pas s’égarer, de ne pas le prendre pour prétexte. Une vie vaut plus que cela. On doit aussi savoir attendre, sans passion, que la justice établisse les responsabilités, et son temps n’est pas celui de la précipitation ni de l’urgence, mauvaises conseillères. Il reste que ce terrible fait a déclenché des conséquences dont la dimension et l’intensité ont pris de court l’État lui-même. Certes, la vidéo de la scène a créé une émotion qui a tout balayé et elle a fait primer sur la raison l’aveuglement de la conscience et les dérèglements des comportements individuels et collectifs. Ces déchaînements ont ravivé des plaies profondes, qui dépassent un fait, aussi tragique soit-il, et nous plongent encore dans la politique touchant aux quartiers où le pire se joue, ces banlieues où le rapport des habitants à la cité est dégradé à l’extrême. Oui, on reparle aussi ici de logement et de traitement fautif de ce problème.
Travelling arrière au début du premier quinquennat du Président Macron. Le Chef de l’État commande en novembre 2017 à Jean-Louis Borloo, ancien ministre en charge de la ville et du logement, père de la rénovation urbaine, un rapport centré sur les banlieues et ce qu’il est convenu d’appeler les quartiers. Le leader centriste apparaît alors comme une référence aux yeux d’Emmanuel Macron et on lui prête une influence majeure auprès de lui. Retournement de situation : c’est au Premier ministre, alors Édouard Philippe, que l’auteur est prié de rendre officiellement son rapport au printemps suivant et quelques jours plus tard à l’Élysée, le 22 mai, devant un parterre de 600 invités et de quasi totalité du gouvernement, le Président enterre l’idée même d’un énième plan pour les banlieues, en quelques phrases assassines : « Quelque part, ça n’aurait aucun sens que deux mâles blancs, ne vivant pas dans ces quartiers, s’échangent l’un un rapport et l’autre disant « on m’a remis un rapport, je l’ai découvert ». Ce n’est pas vrai, ça ne marche plus comme ça. » Fin de partie et une humiliation pour Jean-Louis Borloo, qui ne la méritait pas. Car son plan et ses propositions étaient pragmatiques et efficaces. Elles n’omettaient pas le logement, élément central dans l’intégration de celles et ceux qui ne sont pas systématiquement inclus dans la ville et la nation. On doit regretter aujourd’hui, et ce regret s’ajoute au regret de l’avortement du Conseil national de la refondation, que le travail de Jean-Louis Borloo ait été méprisé. Au fond, si l’on avait été plus attentif, on aurait vu dans cet épisode peu glorieux de la vie publique un précédent à celui du CNR : Borloo avait su mobiliser des centaines d’élus, de responsables associatifs, des entrepreneurs et de tout cela il n’a rien été fait. Du gâchis.
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Le rapport préconisait des mesures tous azimuts pour réimplanter la République où elle a fini par s’absenter. Installer une académie des leaders, pour que les talents des quartiers populaires puissent intégrer une grande école administrative, instaurer une cour d’équité territoriale – chargée de sanctionner l’inaction des administrations -, étendre le réseau RER pour désenclaver des communes de l’Île-de-France en délaissement, des voyages pour les adolescents scolarisés des banlieues en sorte qu’ils aillent à la rencontre des autres, mais aussi la création de maisons dites « Marianne », tenues par les femmes emblématiques des quartiers pour y accueillir et éduquer les jeunes et moins jeunes. Et pour la sécurité, lutter contre la scission entre forces de l’ordre et populations locales était préconisé, avec des correspondants de nuit choisis localement, mais aussi des coachs d’insertion et enfin la valorisation des professionnels de l’action sociale notamment par leur promotion statutaire en fonctionnaires de catégorie A. Le rapport demandait aussi la sanctuarisation d’un fonds de 5 milliards d’euros pour le financement des grands programmes exigeant des moyens significatifs.
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Enfin, Jean-Louis Borloo voulait une fondation pour le logement, regroupant les collectivités territoriales, les financeurs, les partenaires sociaux et les bailleurs, pour améliorer les problèmes de gouvernance dans la rénovation urbaine. Le rapport émettait aussi l’idée d’un fichage des marchands de sommeil. Ces dernières propositions n’ont pas été retenues plus que les précédentes. L’exécutif actuel a préféré réagir au pires situations, à Marseille en particulier, plutôt que d’anticiper, et de le faire partout où les risques de dérive républicaine étaient identifiés. Cet objectif de réconciliation nationale valait mieux qu’une inhumation sans manière ni culte.
On parle beaucoup de la politique du logement en France, pour déplorer que le marché se durcisse et exclue, que l’offre ne suffise pas et que la demande soit désolvabilisée, pour montrer du doigt le retrait de l’action publique. On mesure moins qu’une partie de la population croissante est en marge de ce marché, en marge même du logement HLM. Et puis il y a ces lieux de désarroi, souvent de non droit, où le rapport des habitants au logement, premier intégrateur social, est mauvais. Ce rapport affecte le lien même à la société. La ghettoïsation, la paupérisation, la dégradation des immeubles et des quartiers créent les conditions de la violence. Qui ne demande qu’à s’exprimer parce que le malaise, le mal-être sont là, sous jacents.
Il est encore temps de mettre en œuvre une politique du logement globale, qui soit aussi une politique des banlieues et des quartiers. Parce que la France est une et indivisible et qu’elle est en train de se couper en trois, ceux qui quelles que soient les circonstances trouvent à se loger, ceux que les dérèglements économiques tiennent éloignés du logement et ceux qui ne se sentent plus appartenir à la République qui les abrite et en viennent à ne plus la respecter.
Dans la nuit du samedi ler juillet au dimanche 2, le domicile du maire de L’Haÿ-les-Roses faisait l’objet d’une tentative d’incendie. Sa femme et ses enfants, poursuivis par des émeutiers, s’enfuient et sont blessés. L’effroi et l’indignation s’emparent de la population, dans une condamnation sans appel de ces violences inqualifiables.
Reprenons l’ordre des faits. Depuis deux jours, de vifs mouvements de protestation ont suivi la mort, le 27 juin, à Nanterre, d’un adolescent qui conduisait sans permis et avait refusé d’obtempérer à un contrôle routier. Il est alors abattu d’une balle au thorax. Le policier auteur du tir ne peut cependant justifier qu’il y avait danger pour lui-même ou pour le public. Il est placé en détention provisoire et inculpé d’homicide volontaire. Sans forcément les approuver, nul ne s’étonne de voir des jeunes gens du même âge faire entendre leur révolte devant la disproportion entre l’infraction commise et la sanction. Et plus largement contre les abus dont ces jeunes s’estiment régulièrement les victimes. L’opinion bascule au moment où des commandos organisés se déchaînent contre les forces de police et les pompiers, se livrent à des destructions et à des pillages. L’affaire de Haÿ-les-Roses met un comble à la réprobation et au rejet.
Ségrégation territoriale et sociale ?
Et pourtant on ne peut s’arrêter là. Même en se forçant un peu, il faut prendre le temps d’examiner calmement, et en détail, les manifestations de ce sursaut générationnel des « quartiers ». Parfaitement choquantes, ces manifestations ne sont pas pour autant inexplicables et on ne peut se contenter d’y voir, comme le fait une certaine droite, une preuve de l’ « ensauvagement » de notre jeunesse, ou de la dissidence ethnique, culturelle, religieuse d’une partie d’entre elle. Examinons trois exemples, qui tous les trois révoltent à des degrés divers : l’incendie des voitures dans le propre quartier des émeutiers, le pillage des commerces, enfin l’attaque d’écoles et de lieux culturels. Comment justifier que des gamins s’en prennent aux voitures de parents, de voisins, souvent aussi démunis qu’eux-mêmes !
Mais ne voit-on pas que, pour beaucoup, « la bagnole » détestable et convoitée, condition discriminante d’un accès au travail, est la marque visible d’une ségrégation territoriale et sociale ? L’occasion de constants et coûteux sacrifices pour une famille ? Tout ce qui se vend et s’achète tourne en rond dans ce manège mortifère où les rêves d’une jeunesse sont piégés. De très jeunes mineurs sont saisis au moment où ils quittent en courant des centres commerciaux qu’ils ont forcés, les bras chargés de vêtements de sport et de matériel électronique. Une monstrueuse hypocrisie nous a habitués à dissimuler les causes derrière la description horrifiée des effets. Notre système économique, politique et social, repose sur la consommation, indispensable à la croissance, condition de notre développement ? Bien. Mais combien de temps encore faudra-t-il ignorer les frustrations qu’engendre la vue de biens inaccessibles vantés par des influenceurs-influenceuses sur Tik Tok ou Instagram !
Sentiment d’exclusion
Toujours captifs de contradictions dont seule une violence aveugle leur permet de sortir, ces jeunes, souvent mineurs et encore scolarisés, en viennent parfois à incendier une médiathèque, un local culturel, une école. L’indignation alors atteint son comble, doublée d’une incompréhension que j’ai longtemps partagée. Le courage de cette ancienne institutrice force l’admiration quand elle se dresse entre un groupe surexcité et l’école qu’il s’apprête à assaillir. Mais Victor Hugo avait déjà, à sa manière, posé la question dans un poème de l’Année terrible (1872) : « Tu viens d’incendier la Bibliothèque ?. – Oui. J’ai mis le feu là. / – Mais c’est un crime inouï / Le livre est ta richesse à toi ! Et tu détruis cela, toi ! – Je ne sais pas lire ». La haine comme réponse, inadéquate et désolante, au sentiment d’exclusion ? Oui. L’enfant des banlieues qui jette dans une classe une torche enflammée n’a souvent pas plus de quatorze ans, il est élève dans un collège. Mais qu’en retire-t-il ? Dans certaines zones urbaines, plus d’un tiers des 15-24 ans sortent du système scolaire sans diplôme, sur les cent établissements qui ont les taux les plus faibles de réussite au brevet, 95 sont situés dans les territoires défavorisés. Pour se tirer d’affaire, il ne faut guère compter sur l’école, qui vous marque plutôt du sceau de l’échec. Venant s’ajouter à d’autres expériences constamment négatives.
L’école est ainsi devenue le symbole de l’inconsidération dont les enfants des quartiers se sentent l’objet. L’école, qui pourrait les sauver, les arracher à leur abandon, n’y parvient plus. Elle creuse encore les inégalités liées à l’héritage économique et social. Pourquoi ? Par un raisonnement aux conséquences catastrophiques, qui a réduit l’école à la violence symbolique exercée au service de la classe dominante, on a cru devoir mettre en place, au profit des moins favorisés, des formes spécifiques d’enseignement dont le résultat a été l’effondrement du niveau des élèves en mathématiques et en français. Ainsi s’est perdue la visée d’instruction, dont le mot même s’est étrangement évanoui du discours public. Et, par voie de conséquence, la forme de socialisation qui accompagne l’apprentissage rigoureux des savoirs.
Qu’est-ce en effet qu’instruire ? C’est donner des armes. Et justement à ceux et celles qui naissent désarmés. Pour se construire, construire sa vie dans la société, œuvrer à une cité plus juste. Une instruction attentive à leurs difficultés propres, mais sans aucune de ces concessions qui, sous couleur de défendre les plus démunis, les maintiennent dans leur relégation. C’est de cela qu’ils ont besoin. Pas qu’on retarde l’apprentissage de la multiplication ou qu’on élimine le passé simple.
Ce n’est pas la seule, mais il n’est pas de réponse plus juste et plus généreuse aux mouvements erratiques d’une jeunesse désespérée.